3 - Le non-père.

Le père est l'un des pivots de l'identité du sujet dans la mesure où il empêche que le sujet ne se perde dans la contemplation de son reflet dans le miroir, en le brisant. C'est du père, porteur de Loi, que vient le nom du sujet (‘names are chosen by divine influence’ (CG BP 211)). Alors d'où vient cette lacune nominale?

Il n'est guère de texte dont le père soit totalement absent. Ram est une des rares exceptions :.

In fact to possess a father in Egypt is an uncommon luxury. Our mothers are legally married and all that, but their husbands die young, the average age being thirty-five or thereabouts. My mother took me to live with her parents when I was four. By the time I was seven, there were three widowed aunts and eight orphans living with Grandfather and Grandmother. (WG BSC 24)

La plupart des pères interviennent dès le début du roman. On a cité l'affirmation de paternité de Peter Mason (EA TL 3). Parfois, ils apparaissent avant la naissance de leur fils : Guillaume Maurel fuit de Montségur une vingtaine d'années avant qu'Aimeric n'entre en scène (NS O ). D'autres agissent à distance : Sheikh Ahmed depuis le Soudan, au moyen d'une lettre, modifie l'équilibre de la vie de Mahmoud en Angleterre (EA BV). D'autres encore existent sans manifester leur paternité : Charles Pearson apprend par la presse le meurtre de sa fille illégitime non reconnue (EA CJM).

Leur présence n'est pourtant pas une garantie d’une présence réelle, c'est-à-dire de leur capacité à remplir leur fonction paternelle. Charles Pearson apparaît immédiatement comme un mauvais père, un faux père :

It was his child all right, though not « officially » , and he was prepared to help Vera as much as he could in bringing up Jennifer. But he couldn't bear to think of Catherine or her people getting to know anything about it. (EA CJM 7)

Le père de substitution fait tout autant défaut (‘Vera's husband - the only father she knew - had been bedridden for three years and unable to give her any attention.’(EA CJM 11)). L'enfant est donc tout naturellement condamnée à disparaître puisqu’elle n’est pas reconnue par le père biologique et qu’elle est délaissée par le père adoptif : son identité, construite sur une série de manquements et de manques, ne peut être qu'un vide. Plus que le meurtrier (qui d'ailleurs demeure introuvable), c'est le déficit de père(s) qui la condamne.

Le père est celui qui transmet le nom :

« What are you calling him? »
«
Khalil »
Abou Ahmad nodded approvingly; it was Zoozoo's father's name.
« Allah has shown compassion to your father, his memory lives on in your son. » (CG BP 68)

Il est aussi celui qui transmet le patrimoine. Mais il arrive qu'un fils trop pressé s'empare de ce patrimoine familial, même par des moyens strictement légaux. C'est ainsi que Faris Deeb a acheté les terres de son père, rachat dont la mention est récurrente dans le texte (EA DM5 ; 7 ; 77 ; 94) : le regret exprimé par le vieillard ne porte pas tant sur la perte de ses terres que sur la perte de son autorité sur son fils qui s'en est ensuivi :

He bitterly regretted his folly in making over the vineyard to Faris. If he had kept that in his name he would have retained some hold over his son, but now he had none. Yes, he had been a fool… (EA DM 7)

C'est le vieillard qui tremble désormais devant son fils ; il est relégué à une place identique à celle de ses petits-enfants et de sa belle-fille (EA DM7). On assiste à une inversion des rôles (‘Abu Faris looked across the years, scarcely able to believe that there had been a time when Faris could be afraid of him.’(EA DM 104)). Une telle inversion perturbe la fonction symbolique : le fils, en prenant la place du père, est devenu un tyran (EA DM 7...), un mauvais père que ses fils et ses filles ne pensent qu'à détrôner :

He knew that his family were united in a conspiracy of defence and secrecy against him. For all the power he had over them, in his innermost heart he often felt heLPless and insecure against this conspiracy, felt that in their unity they had a power which he lacked, which enraged him, which could even frighten him. In his like kingdom Faris Deeb knew the loneliness in which all tyrants must live. « They wish you dead, everyone of them. » (EA DM 11)

Comme tout usurpateur, il est menacé : son exemple suscite des émules. Ainsi son fils aîné souhaite-t-il, à son tour, le voir disparaître : ‘You're standing in my way’ (EA DM12). Un mauvais fils devenu mauvais père n'engendrerait-il que de mauvais fils? S'ils n'ont pas la cruauté de leur père, ils sont hésitants, flottants : leurs décisions sont longues à venir et à mettre à exécution et, en fin de compte, c'est leur mère qui croit l'emporter sur Faris : les fils de celui-ci ne sont pas des sujets agissant de leur propre initiative, ils sont manipulés, écartelés par les tensions entre leurs parents.

Entre Mahmoud et son père, on assiste également à une inversion des rôles. L'autorité du vieux chef tribal est remise en question par son fils, avant même que Sheikh Ahmed ne marie son fils par procuration sans le consulter. Mahmoud en Angleterre change les formules épistolaires : d'un problème rhétorique, on glisse vers une modification des relations fils-père :

My Dear Father [it was still customary among young men of his generation to address their fathers in written Arabic as « My Lord, the esteemed father « or » His Presence, my dear parent » , but Mahmoud had cut out all this obsequious rhetoric in his last years at school and agreeably discovered that his father, far from minding, approved the more intimate formula]... (EA BV 23)

Ceci lui permet de glisser encore davantage vers le refus de se soumettre à la décision paternelle, transformée elle aussi par des subterfuges rhétoriques : aux impératifs de la lettre de son père (‘do not go..‘let me hear…’(EA BV 10), il substitue des souhaits :‘I ask you to forgive me if I am unable to conform with your wishes in this matter.’(EA BV 23). Mahmoud, à l'inverse de Faris Deeb, ne souhaite pas un affrontement même s'il désire s'affirmer en tant que sujet à part entière. Son éducation occidentale lui confère un semblant de supériorité sur son père dont il compte faire usage pour redéfinir leur position respective (EA BV 33). Or, le père, hors de son environnement naturel, perd toute autorité : à Londres, c'est le signifiant child qui est décliné sous ses différentes formes pour le décrire : ‘his childlike smile’ (EA BV 33), ‘still at heart a child’ (EA BV 37), et les rôles s'inversent sans heurt :

Absurdly he felt paternal towards his father. He had often experienced a reversal of the roles between them, brought about by his poignant awareness of the old man's extreme, vulnerable NAÏVETE. (EA BV 37)

C'est cette absence de heurt, cette prise de pouvoir sans coup férir, qui est dommageable pour le sujet : il n'y a pas de meurtre symbolique du père, pas de coupure radicale mais un échange des rôles dans un flou qui marque l'identité du sujet : jamais Mahmoud ne se montrera capable de prendre une décision tranchée.

Cette inversion des rôles entre le père et le fils éduqué en Occident est fréquente : le père, par un vieux pli colonial, se soumet au fils, identifié à l'Occidental, détenteur du savoir et du pouvoir. Sami (qui s'est rebaptisé Sam) entend son père se soumettre à son opinion , sans avoir à lui opposer quelque argument que ce soit :

« I don't know, son, if this is a good idea » , the father had hesitantly said [...]. « As you remember, the house is so small [...]. As you know, we only have the two rooms [...]. From your mouth to God's ear, my son. You know best what to do. » (RS NI 17)

Dans ce cas, la modification du nom par le fils lui-même (et non pas, comme la plupart du temps par les autres, les allophones qui ont du mal à prononcer ce nom étranger) était un signe avant-coureur de ce changement de leur position mutuelle : le fils s'était arrogé un pouvoir qui n'appartient, en principe, qu'au père. Pas plus que pour Mahmoud, ce renversement ne semble produire d'effets bénéfiques : Sami se voit affronter non pas l'Autre comme tel, mais un autre réduit à l'état d'animal (‘he would face snakes and other reptiles (RS NI 21-22)), ce qui le réifie lui-même :‘I won't turn into another useless grain in the desert sand’(RS NI 22).

Peter Mason, père meurtrier, ne peut être qu'un mauvais père et sa transgression contamine son fils aîné, atteint de méningite au moment où il fait l'aveu de son crime à son épouse (EA TL ).

Le père de Charles Pearson incarne la Loi :

Mr Pearson was a man in whom tidiness of mind and regularity of life were partly the cause of his choosing the law as a career [...]. Mr Pearson [...] had a precise, piercing look... (EA CJM 21-22)

(Allitération et consonnance renforcent cette identification de Mr Pearson à la Loi.) Il convie pourtant son fils à dissimuler, à contourner la vérité, transgressant la Loi qu'il édicte (EA CJM 25-27), même s'il essaie de se disculper en établissant une différence impertinente entre conseil professionnel et avis privé (EA CJM 27). Si Charles s'en tire à la fin, c'est que le vrai père, celui de Julian, qui porte d'ailleurs le signifiant maître (Masters), joue son rôle de père auprès de son fils. Peut-être aussi parce que Julian, en le choisissant comme modèle, fait de Charles un père, ce qu'il a refusé d'être pour sa fille naturelle.

Comment le qadi Abu Khalid pourrait-il voir régner l'ordre domestique au vu de tous ses petits arrangements avec la loi, soumis qu'il est aux diverses influences politico-financières alors qu'il devrait être au-dessus de ces préoccupations particulières et qu'il devrait travailler dans l'intérêt général (NS QFT) ?

Il en va de même du père de la narratrice de Antiquity Street , autrefois symbole de pouvoir, désormais entouré des images de ce pouvoir qu'il n'a plus. Cependant, en tant qu'ambassadeur, il n'était déjà qu'une représentation d'un pouvoir incarné par un autre. S'il trône toujours de façon hiératique sur le même fauteuil à haut dossier - simulacre de trône - il n'a plus que la forme d'un oiseau de proie royal en cage, il n'a plus que l'apparence d'une momie : enveloppe vide, forme vidée de sens (on sait bien que la momie royale d'Osiris ne contient qu'une parcelle du corps divin au milieu de fragments de poterie vides).

Deux pères se distinguent pourtant : celui de Daoud (SKA ODchp.6) et celui d'Aimeric (NS O). Tous deux sont de véritables figures paternelles qui jouent leur rôle de transmission (Guillaume transmet à Aimeric le secret et la mission des Cathares (NS O chp.1)) et dont l'autorité est reconnue et acceptée (‘Father, have I ever questioned your decisions or your plans for me? Tell me what you want. Order me to do it and I will.’(NS O 17)). De la même façon, Daoud éprouve de l'admiration pour son père (SKA OD47). Qu'est-ce qui fait alors dévier ces deux fils? Est-ce l'éloignement, puisque l'un et l'autre sont séparés géographiquement de leur père? Peut-être, mais n'y a-t-il pas dans la soumission trop rapide d'Aimeric et dans la marche dans les traces de son père de Daoud un signe annonciateur de leur dérive? Dès qu'il réfléchit, Aimeric saisit la dimension complexe d'un héritage qui ne le concerne pas individuellement et se choisit une autre figure paternelle, Samuel le médecin juif : ou plutôt deux figures paternelles, puisque le vieil ami de son père, Arnaud de Foix, lui sert de père en Orient. Trop soumis à un père, il le remplace par deux pères, signe de la division du sujet. Daoud, aux prises avec des allégeances qui lui ont été imposées plus ou moins à son insu, divisé, n'est plus qu'un pantin accomplissant un rituel vidé de son sens (‘my outward manifestations of courtesy and respect’ (SKA OD48)) : il contamine en quelque sorte le Père qui devient objet (‘the only thing I revered’(SKA OD 48), informe (‘formless cuddly figure’ (SKA OD 49)). Cependant, ses tentatives de manipulations du père échouent partiellement : le père demeure le détenteur de la Loi (‘the hour of reckoning’ (SKA OD 49)), le redresseur de chemins tordus (‘the man's natural gentility had demanded a like response from me’ (SKA OD52)). C'est sa propre transgression et son incapacité à la lui avouer qui éloignent Daoud de son père.

Tous les textes expriment donc l'échec des pères. On note d'ailleurs la même inversion des rôles mère-fille (EA BV 169 ; AKRF 36). Cet effacement parental est désormais inscrit dans la langue :

The custom of calling fathers and mothers by the patriarchal or matriarchal designation was dying out in the country. (EA LP 31)

Est-ce une influence étrangère qui en est cause?

The ingliz like to be called that, more than by the names of their sons. (SA L 157-158)

On passe d'un système d'allégeance parentale à un système de référence sociale (‘«Khawaja» or «Effendi» or «Missiou»’(EA LP 31 ; SA L 157).

Pour les écrivains anglophones, le passage d'une langue à l'autre implique le repositionnement par rapport à ces deux systèmes. On avait déjà fait ressortir dans l'étude des autobiographies que le problème paternel était souvent lié au contexte colonial.

Les fils qui parviennnent à se (re)structurer sont ceux qui se sont choisi un nouveau père (Aimeric (NS O) et Samir pour qui Jacob Haddad fait office de figure paternelle (CG BP )) mais qui, en outre, ont appris une autre langue (même si Samir ne l'utilise pas au quotidien, elle est au centre de ses activités). Faut-il en déduire que, pour échapper à la destructuration ou à la disparition, lorsqu'il y a défaillance du père, le sujet doive aller poursuivre sa quête dans une autre langue, véhicule d'une autre Loi?

Est-ce ainsi qu'il faut comprendre la juxtaposition, dans les romans arabes d'expression anglaise, de la mise en scène de l’effacement paternel et de la surabondance de références à des écrivains anglais?