4 - Un sujet malade dans un corps malade.

Peut-être faut-il renverser la proposition du narrateur de The Book of Khalid qui veut que ‘As the organism, so is the personality’ (AR BK 228) et voir dans la maladie du corps l'expression du mal-être du sujet. Ainsi, à peine le sujet est-il menacé dans son intégrité que son corps se manifeste, passe sur le devant de la scène. Mahmoud, à l'annonce du mariage que son père a contracté pour lui, se sent pris de faiblesse :‘He stood still weakly, all power of movement [...] drained out of him [...]. With every word his weakness deepened, a cold, spreading paralysis, a sense of sinking nausea’(EA BV 11). Cette paralysie est la manifestation extérieure de son incapacité à s'affirmer contre son père. Cette annihilation (‘annihilating’  (EA BV 11)) de ce qu'il croyait être son statut de sujet le conduira quelques pages plus loin à tenter de se suicider, s'annihiler, geste qui semble être une acceptation, une reprise à son compte du décret paternel, si contestable soit-il puisqu'on a dit que les rôles étaient inversés et que de ce fait, toute volonté paternelle n'a pas force de loi. En se détruisant, il renforce le père dans sa perversion de son rôle symbolique et s'ôte toute chance d'accéder au statut de sujet auquel il aspire. Dans ce renversement des rôles, ce n'est pas le père qui est tué symboliquement mais le fils (‘…cut and stabbed him like a multiplicity of knives, every phrase hitting him...’ (EA BV 11)).

A l'inverse, Anwar Barradi refuse d'être nié dans son existence de sujet. Bien qu'on l'ait dépouillé de tout, de sa famille, de sa terre, de son passé, de son avenir, bien qu'il soit réduit à un état pratiquement animal, anal en tout cas (EA LP 134), Anwar Barradi, malgré son corps brisé(EA LP 162) et son aphasie, reprend la parole et parvient à articuler son nom (EA LP 153), première étape de la reconquête de son intégrité.

La quête du sujet demeure une entreprise risquée. Le narrateur de The Book of Mirdad gravit sa montagne comme un calvaire :

My footgear was in shreds and heavily stained with blood. As I attempted to remove it I found that my skin had clung to it tightly, as if glued. The palms of my hands were covered with red furrows. The nails were like the edge of a bark torn off a dead tree. (MN BM 18)

Est-ce exagéré de trouver ici une allusion à la crucifixion avec les signifiants à double sens, palms (paumes et palmes) et nails (ongles et clous), et l'arbre mort, le bois de la croix : une crucifixion qui conduirait à la résurrection, c'est-à-dire à la connaissance de soi en tant que sujet un?

Man tears his flesh in shreds, and spills his blood in streams. While God [...] knows well that Man is tearing but the heavy veils and spilling but the bitter gall that blind him to his oneness with the One.
That is Man’s destiny - to fight and bleed and faint, and in the end to wake and bind the cleavage in the I with his own flesh and seal it with his blood. (MN BM
55)

Les cicatrices qui subsistent témoignent de la coupure fondatrice du sujet. Ainsi en va-t-il d'Edna, la compagne initiatrice de Ram :

It took me some time to realize that this scar on Edna's face was actually a disfigurement, and that it affected me as such. [...] Somehow it made her more real and an individual. [...]
A man gets to know a woman. For a long time they are one. [...] And then a while later they are strangers. They are not one any more. Just as though [...] looking at oneself in the mirror and seeing a stranger instead of one's reflection. (WG BSC
37)

La cicatrice signale l'altérité du sujet.

Il arrive fréquemment qu'aucune cicatrisation ne soit possible et que le corps demeure morcelé. Il est même suggéré que ce morcellement existe dès la naissance, dès l'origine :

The Me in the majority of mankind comes to this world in a cracked pipkin, and it oozes out entirely as soon as it liquifies in youth. The pipkin, therefore, goes through life empty and cracked, ever sounding flat and false. (AR BK 229)

Une enveloppe vide, c'est ainsi que Samar perçoit ceux qui l'entourent (‘a tall dark shape’ (RA SS 32), ’the pliable form of an individual’(RA SS 47), ‘the exact, precise, detailed image’(RA SS 49)), les confinant dans des traits et des formes géométriques qui les posent, les délimitent, sur sa feuille de dessin (‘he had a triangular face which came to a point at his chin, [...] a finely-drawn mouth. His bone-structure...’ (RA SS 4)) bien qu'elle affirme par ailleurs qu'un sujet n'est pas réductible à ces/ses traits extérieurs (‘a portrait is more than a reproduction of facial features(RA SS 3)).

En fait, c'est le trait de la blessure (coupure interne qui se manifeste à la surface) qui distingue le sujet, en faisant apparaître son histoire (‘the knowledge of all that is hidden in the recesses of our flesh’(GKG JSM 8)). D'où le resserrement des voies respiratoires de Khalid lorsque ses expériences ratées au fond d'une cave obscure réduisent ses possibilités d'action (‘straitness of the chest’ (AR BK 147), ‘shrunken windpipe’ (AR BK 157...)), prémonitoire de la maladie de l'auteur de chair Gibran Kahlil Gibran. Les mains de Faris Deeb portent les ampoules dues à son acharnement à faire disparaître toute trace de son forfait : ‘He had even [...] washed his hands at the pool. [...] His hands and fingers were sore and blistered’ (EA DM71). Les oreillons de Julian Masters seraient alors un signe de sa surdité aux appels à témoignage que lui envoie sa mauvaise conscience (EA CJM).

Le corps révèle ce qui est tu ou qui ne parvient pas à se formuler. Derrière ces images de corps vidé, de corps malade, de corps morcelé, se profile un sujet en proie au mal-être, à la division.