1 - Un sujet sous tension.

a - Deux en un.

Let the English call him « Napoleon » . To you and me he shall always be « Napoleone. » (EA EFE 32)

Un personnage et deux noms, donc deux relations au monde, deux histoires. La plupart des personnages des romans manifeste cette binarité. A la lumière de la citation concernant Napoléon qui laisse percer une inquiétude, voire une tension, il n'est pas indifférent de rappeler que l'arabe dispose d’un autre nombre que le singulier et le pluriel pour désigner deux personnes ou deux choses. Le duel unit dans un même fait grammatical deux éléments séparés. Cependant, un duel est aussi un combat entre deux adversaires. Les sujets binaires sont soumis à un effet de syllepse : les deux sens du duel fonctionnent simultanément, créant une tension entre des forces centripètes, unificatrices et des forces centifruges, divisantes, à la fois cause et conséquence de mal-être (‘He was torn between opposing pulls’(EA TL 96) ; ‘as though his soul was in the same act shrinking and expanding (EA TL 116)).

La dualité, cette coexistence de deux éléments de nature différente et contradictoire, apparaît chez les personnages dès qu'il y a un passage d'un état à un autre, d'un lieu à un autre : Peter Mason avant et après le meurtre de Serena (EA TL), Mahmoud ou Sami avant et après leur retour au pays (EA BV  ; RS NI), Violet au Lebanon Paradise et au camp de réfugiés (EA LP)... On pourrait supposer que la transition excluerait l'une des composantes du sujet au profit de l'autre ou bien en mettrait une au premier plan alors que l'autre disparaîtrait dans les coulisses. Or, il n'en est rien. On constate la cohabitation, selon différents modes, de ces parties du sujet. Certains, comme Rayya ou Alex, mènent des vies parallèles (YZ BDG 87 ; 123 ; 126) en apparence (pour le spectateur extérieur) hermétiques l'une à l'autre. D'autres vivent cette division sur le mode de la simultanéité, sur plusieurs niveaux ( layers’ (YZ BDG 71 ; SR AS). Chez d'autres encore, cette géométrie en apparence bien ordonnée cède le pas à la confusion et Daoud ne perçoit plus de structure dans son histoire (‘it's a long and messy story’ (SKA OD37)) ; c'est ainsi qu'il ne parvient pas à articuler ses deux moitiés : I am Palestinian-American’ (SKA OD 54) ; ‘I am Arab and American’ (SKA OD57) ; ‘I'm a half-breed, neither Arab nor American’ (SKA OD 78) ; ‘my schizoid Arab and American ego’ (SKA OD 107) ; ‘I am from the Iraqi side, but I am also an American’ (SKA OD 124) : remarquons qu'il commence par un trait d'union (Palestinian-American) avant de passer d'une conjonction qui unit deux parties de l'ordre du même ( and ) à une autre conjonction qui introduit une opposition ( but ) sans oublier les conjonctions négatives qui joignent en les distinguant les deux membres ( neither… nor ) ; nous assistons à un parcours d'une union de deux éléments équivalents à une relation conflictuelle entre deux composantes distinctes. Remarquons aussi qu'une des rares affirmations simples de son identité (I am a peasant from outside Jerusalem (SKA OD 72))est transformée en un constat négatif du fait du contexte explicite et implicite (la comparaison avec les riches parents britanniques de son amie, la localité d'origine ( outside  )). Notons également que la dernière proposition double met en équivalence des éléments de nature différente alors qu’il s'agissait, jusque-là, de deux nationalités (plus ou moins bien définies d'ailleurs puisqu'il existe une hésitation entre Arab et Palestinian). On a affaire à une opposition entre une nationalité (American) et un positionnement géographique ou idéologique qui aborde la problématique de l'identité d'une manière différente.

Cette confusion est très fréquente (‘the confused duality of experience in which he existed’ (EA TL 172)) parce que la cohabitation est conflictuelle. Le sujet est déchiré entre la peur et le refus de perdre une partie de lui-même et le désir de se débarrasser de la partie qui fait souffrir. La perte est vécue comme réductrice (SKA OD 37) et dangereuse dans la mesure où elle introduirait dans le sujet une poche de vide (‘Now there was a wide ragged gap in Samar, where the most important thing had been, and she did not yet know what would take its place.(RA SS 140 ; SKA OD 172 ) qui s'enflerait jusqu'à le vider de sa substance et le transformer en une enveloppe vide (‘a hollow ruin’ (CG BP 369)), une baudruche, appelée à exploser (NS O 46) et disparaître. Cette peur de la disparition du sujet est très présente chez tous les auteurs.

L'engorgement, le trop-plein causé par la dualité, est douloureux. Certains personnages ont conscience de la possible vertu curative de l'ablation de cette partie d'eux-mêmes qu'ils jugent malade (‘If only some operation could be performed on his brain, some nerve be severed...’ (EA TL 110)) ou honteuse (‘a distant pollution’(EA CJM 14)). Cette composante douloureuse est le plus souvent liée au passé, à une histoire qui gangrène ou hypothèque le présent (les différents meurtres commis, les adultères...) ou très fréquemment à une nouvelle attitude face à ce passé due à une expérience qui oblige le sujet à reconsidérer et à réévaluer ce qu'il tenait auparavant pour acquis. Ainsi Violet ne peut-elle plus voir le monde factice et futile du Lebanon Paradise de la même façon après son passage au camp des réfugiés palestiniens : les problèmes de chambre de Madame Harfouche lui apparaissent pour ce qu'ils sont, c’est-à-dire  des caprices d'enfant gâtée. Pour Mahmoud, Sami, Ram et quelques autres, l'éducation occidentale et le séjour à l'étranger creusent un fossé presque infranchissable en provoquant un clivage d'une nature particulière :

I had felt myself cleave into two entities, the one participating and the other watching and judging (WG BSC 68).

De la même façon, Peter Mason, après le meurtre de sa maîtresse, se divise littéralement, devenant à la fois acteur et spectateur (‘one part of his mind watching the proceedings in the other, like an outside spectator’ (EA TL 4)). On voit apparaître ici l'Autre dans le sujet, qui élargit le fossé et empêche toute cicatrisation. Il se manifeste sous différents noms:‘Your other self’(GKG JSM 161), ‘the stowaway’ (MN BM), ‘the spectator’ (EA TL), ‘an alien voice in his mind’ (EA TL 47), ‘the dark presence in his life, the ugly tenant, the tyrant’ (EA TL 110), ‘a strange pain in his voice’ (EA TL 102), ‘a stranger in me’(EA TL 129), ‘the thing that was answering in his voice’ (EA TL 186), ‘the inner voice’ (SKAOD 18), ‘my other side (SKA OD21), ‘a stranger in your own country’ (RS NI 19), ‘the other in me’ (YZ BDG 128)... Sa nature irréductible scelle la division du sujet et lui interdit tout retour à une hypothétique unité, comme le souligne Daoud :

I'm a half-breed, neither Arab nor American. I love both, but can't openly go beyond a certain point with either. (SKA OD 76)

Quand le sujet tente de dépasser cette limite, il entre dans le champ de la duplicité, l'une des modalités de la dualité. C'est avec elle qu'intervient la notion d'imposture (‘he was now an impostor(EA TL 28 ; EA BV 13), ‘the lonely lie that was himself’ (EA TL 75)). L'usurpation d'identité qui la spécifie est, elle aussi, duelle : ‘the duplicity was not one sided’ (YZ BDG 69) : quelle est la partie du sujet autre? On est confronté à une double altérité, chaque partie étant marquée au regard de l'autre partie du sceau de l'altérité qui conduit à cette impossible reconnaissance qui provoque la dislocation du sujet.