On est frappé dans les textes de ces écrivains arabes d'expression anglaise par l'organisation binaire de nombreux personnages. Dans les paraboles et aphorismes de Gibran Kahlil Gibran, les couples sont légion : deux somnambules, deux ermites, deux cages, deux dieux (un bon et un méchant), un ange et un démon, deux savants (GKG M)... En effet, beaucoup d'entre eux sont mis en scène avec un autre personnage, qui est souvent leur image inversée, ce qui permet à l'auteur d'explorer une situation à partir d'angles opposés. Ainsi Mahmoud et Amin permettent-ils à Edward Atiyah dans Black Vanguard de montrer plusieurs faces de la réalité du mariage mixte, de la même façon que le font Jean Bannerman et Betty Corfield. La juxtaposition de Aisha, la jeune soeur d'Amin, et de Badriya, la jeune épouse de Mahmoud, est aussi un moyen de mettre en lumière plusieurs attitudes possibles de jeunes filles à peine éduquées et vivant dans un milieu traditionnel, lorsqu'elles sont exposées à l'Occident ou à l'occidentalisation.
Dans Lebanon Paradise, l'opposition entre Violette et sa sœur, l'épouse d'Emile, met en scène le clivage de la société, les forces conservatrices face à une nouvelle génération plus sensible aux changements dus à la politique de ses parents. Violette est également comparée à la jeune journaliste anglaise Jennie Haydon et leur visite au camp de réfugiés palestiniens permet là encore de montrer l'attitude des Anglais - même sympathisants - et des Arabes devant ce problème. Musa Canaan, le chef de camp, et André, le fiancé, de Violette offrent deux facettes de la réalité arabo-palestinienne.
Certains binômes arabes sont plutôt significatifs d'un désir d'explorer plus profondément une situation. Leurs équivalents anglo-arabes expriment le clivage interne de l'écrivain aux prises avec sa double appartenance. Cette tension se retrouve néanmoins dans des couples arabes : Ram et Font (WG BSC ) illustrent la tension d'un individu confronté à une société en train de changer et tiraillé entre le désir de conformité et le désir du changement. De ce fait, les oppositions doivent être considérées sous l'angle de la complémentarité (‘with his money and my knowledge of the arcana of the law, we could do great things together’(NS QFT 97)), et non de la séparation. Ainsi Khalid et ShaKib sont-ils inséparables :
‘ Heretofore, Khalid and Shakib have been inseparable [...]. They always appeared together, went the rounds of their peddling orbit together, and together were subject to the same conditions and restraints [...]. They even slept under the same blanket, [...] ate from the same plate, puffed at the same narghileh... (AR BK 46) ’Ils sont tellement inséparables que le narrateur ne les rencontre jamais ensemble. Ils ne sont, en fait, que les deux facettes d'une même pièce (‘conflicting and contradictory, and yet the two sides of one reality’(YZ BDG 25)), ce que l'apparition récurrente de same après la disparition de together ne fait que confirmer, d’autant plus que le paragraphe sur cette indéfectible amitié s'achève avec le signifiant de l'unité :‘A condition of unexampled friendship, this, of complete oneness’ (AR BK 46).
Le degré d'opposition - qui va d'une simple comparaison à une image totalement inversée (comme Mirdad et Shamadam (MN BM 31-32)) - révèle le degré de tension à l'intérieur du sujet et son degré de mal-être face à la bi-appartenance. De la complémentarité (sinon réelle, du moins désirée) au désir d'occultation (EA CJM) ou de meurtre conscient (MN BM 32) ou inconscient (YZ BDG ) se dévoile le rapport du sujet à sa bi-appartenance dont la négation ne serait qu'auto-destruction (‘I fought him but only crushed myself.’ (MN BM 32)).
Au-delà de cette binarité, la plupart des textes apparaissent comme des mosaïques, voire des puzzles. Cet éclatement du texte est particulièrement frappant dans A Beggar at Damascus Gate qui montre le narrateur aux prises avec une double série de textes, ceux d'Alex et ceux de Rayya, avec toutes leurs annexes, chaque élément étant lui-même une mosaïque de genres différents :
‘ I discovered corresponding work notes linked to each of the seven notebooks. The notes had dated entries, poetry and extracts of letters or the letters themselves attached here and there, and quotations from what seemed to be earlier works of hers - or his? (YZ BDG 15) ’The Book of Khalid se présente aussi comme un texte éclaté où se côtoient, se mêlent, les manuscrits et témoignages de Khalid, Shakib, et le texte du narrateur qui les réunit, faisant son travail d'editor tout en rajoutant son propre texte aux précédents, produisant un we composite, dont chacun des éléments constituants est déjà, en soi, composite (‘a philosopher poet and criminal. I am all three.’ (AR BK vi)).
Ces deux textes sont des cas limites où l'écriture elle-même est mise en scène. S'ils sont une réflexion sur l'identité, cette réflexion se manifeste dans une approche intellectualisée du processus de construction d'un texte similaire à celle qu'on trouve dans l’œuvre critique de Ihab Hassan - approche qu'il utilise dans son autobiographie. Chez les autres auteurs, le morcellement de l'identité apparaît de manière plus instinctive : abondance de I ou multiplication des points de vue.
Il y a plusieurs I chez Yasmin Zahran ou Ameen Rihani ou Soraya Antonius (cette dernière réussit beaucoup moins bien que ses collègues : la confusion qui règne dans son texte n'est sans doute pas un choix littéraire, mais plutôt une mauvaise maîtrise de son sujet) ; ces I tentent de converger vers la découverte d'un individu unique (Khalid, Tareq ou Rayya) puisque les doubles quand il y en a, comme Shakib ou Alex , sont évacués du texte mais pas avant d'avoir gonflé la voix du sujet unique qu'ils continuent d'habiter.
Mais c'est sans doute la multiplication des points de vue, la vision kaléidoscopique, qui est le caractère le plus remarquable de ces textes. Jesus, The Son of Man inaugure une série de textes dans lesquels un personnage ou un événement central est considéré par plusieurs autres personnages ou à partir de plusieurs angles d'approche. Près de quatre- vingts personnages - un record - construisent un réseau autour de Jésus, l'absent du texte, comme si le texte répondait à la question que ce même Jésus pose ailleurs dans l'Evangile de Saint Marc :‘Whom do men say that I am? [...] Whom say ye that I am?’ 1225 . A cette question, seul l'Autre peut apporter une réponse : seul l'Autre peut révéler l'identité du sujet. La vérité de l'identité du sujet n'apparaît que dans le réseau de ces témoignages confrontés les uns aux autres. Rosa, l'épouse de Faris Deeb, recueille toutes les bribes d'information rapportées par ses enfants, et reconstitue des faits que seul Faris pourrait rapporter de première main puisqu'il en fut l'unique acteur et témoin. De la même façon, le vrai visage d'Akram ressort d'une succession de portraits par Amin, par M. Giraudoux et par lui-même sous la forme d'une fable (RA SS ). Dans Blueprint for a Prophet, Jacob Haddad, mort, a la possiblité de revivre, à travers les yeux d'autres personnages, des événements auxquels il a été mêlé (‘I must visit the past through the eyes of Samir and Maira’ (CG BP 135) ; ‘I have witnessed my murder through the callous eyes of my murderer’(CG BP 341)). Ainsi objectivisé, le sujet devient pour lui-même un objet d'étude autre, ce qui lui permet de s'appréhender de l'extérieur (‘my soul can look upon my living body with the cool detachment of a stranger’(CG BP 135)).
Lorsqu'il met en scène ce morcellement de son identité, en utilisant des personnages divers, contradictoires, complémentaires, positifs, négatifs..., en les articulant entre eux et par rapport à un lieu, à un autre personnage ou à un événement significatif, le sujet écrivant tente de trouver le point de convergence où il découvrira quelque chose de son idendité, un lieu d'où il pourra dire je.
Mark VIII :27-29.