b - Espion ou meurtrier.

Deux figures particulières de la division du sujet reviennent régulièrement dans les textes : l'espion et le meurtrier. Elles représentent deux attitudes face à la bi-appartenance, autre modalité de la difficulté d'exprimer le malaise attenant.

La figure du meurtrier, telle qu'elle apparaît avec Peter Mason (EA TL), Faris Deeb (EA DM) ou, dans une moindre mesure, avec Julian Masters (EA CJM) (qui n'a pas, à proprement parler, commis de meurtre mais dont la culpabilité causée par le vol du révolver de Charles Pearson le rapproche des figures de meurtrier d'autant que sa victime encourt la peine capitale) fait ressortir la culpabilité de celui qui tente de faire taire sa bi-appartenance : ce faisant, il devient le meurtrier d'une partie de lui-même. Le meurtrier s'emploie à escamoter les traces de son forfait : Faris Deeb enfouit le corps sous le muret de pierres sèches construit jadis de ses mains, Julian Masters jette le révolver dans la Tamise, du haut d'un pont - le pont ainsi que le muret sont des lieux de passage (symboles d’ouverture et de fermeture), ce qui n'est pas fortuit. L'effacement des traces contribue à nier toute participation à l'acte, tout lien avec l'événement (on a déjà parlé de la déréalisation de l'acte) : taire la bi-appartenance, ne parler que d'une voix unique (penser qu'on peut le faire) relèvent du même désir de dénégation. Or l'acte d'effacement des traces est paradoxalement une affirmation, une reconnaissance de l'existence de l'acte commis. L'acharnement de Faris Deeb prouve l'ineffaçabilité, la résistance à toute tentative de faire disparaître le corps assassiné qui continue à se manifester au-delà de sa disparition (pierres mal alignées, odeur, montre arrêtée...). S'il croyait en la possibilité d'une disparition totale, le sujet ne reviendrait pas interminablement sur ses pas pour admirer son ingéniosité à reconstruire le mur à l'identique : le mur est indéniablement fissuré et le sujet ne peut que contempler cette fissure. En refusant de la voir, en empêchant les autres de la voir, il se crée une identité fictive, une fiction de lui-même, non conforme à la réalité. D'ailleurs son corps le trahit : car c'est sur ou dans son corps que réapparaît la trace (insomnies de Peter Mason, ampoules de Faris Deeb, oreillons de Julian Masters), là où il l'attendait le moins puisqu'il avait cru mettre de la distance entre son acte et lui. La bi-appartenance réapparaît, on l'a dit ailleurs, au détour d'une expression ou d'une manière d'être au monde qu'aucun vernis extérieur ne saurait dissimuler. Il est impossible de tuer, de nier son origine ni d’abolir son adoption : le sujet est condamné à vivre avec les deux, entre les deux.

L'espion lui joue des deux - Daoud (SKA OD), Alex (YZ BDG), les agents doubles de Open House ou de Outremer, les personnages troubles de The Lord sont autant de figures de la duplicité. A l'inverse du meurtrier qui cherche à s'amputer d'une partie de lui-même, l'espion revendique sa double appartenance. Il refuse la coupure. Il joue sur les deux tableaux, mais au fond, il ne travaille que pour lui (‘I am doing this for me [...] for my injured ego.’ (SKA OD 141)) pour tenter de faire coller les morceaux dont la division le conduit à sa perte. A jouer double, il imagine qu'il va s'enrichir. Au contraire, il subit un appauvrissement. Au lieu d'une multiplication, il subit une division et devient un ‘half-breed’ (SKA OD 76). A la place d'une addition, il est soumis à une soustraction Rayya devient Nada. Dès que les masques tombent, rien ne les remplace : ‘Beggars were not beggars; soldiers were not soldiers; waiters were not waiters’ (YZ BDG 148), mais rien ne dit ce qu'ils sont. L'entre-deux de l'espion est un ‘no man's land’ (SKA OD 39) et d'ailleurs ils en meurent, de cette soustraction, ou ils disparaissent. Mais ils laissent des traces : Daoud écrit son chant du cygne, Alex laisse une abondante littérature même si elle est cachée. S'il cherche à duper les autres, l'espion n'est pas dupe : il joue sur tous les tableaux mais n'appartient à aucun (SKA OD 141). Ses masques lui donnent l'illusion un temps d'appartenir à une communauté ou à une autre mais l'appartenance ne peut être qu'extérieure, superficielle, une apparence (‘displaying a certain face which allowed her to exist externally’(YZ BDG 45)), une forme vide. Ses masques lui permettent de manipuler l'Autre en dissimulant sa véritable identité :

Duplicity is an art raised even to the status of philosophy, [...] the artist raises a screen and takes pleasure in playing games with his audience. [...] Veiling your beliefs from the eyes of the vulgar is an act of self-preservation. (YZ BDG 13).

Sous le masque de ses différents personnages, l'écrivain peut donc taire le vide qui le constitue, donnant à son lecteur l'image d'une identité aux multiples facettes qui ne reflèteraient en fait que le désir de lecteurs de cultures diverses.