1 - Le manuscrit perdu.

Que sont ces manuscrits perdus? Pourquoi ont-ils été perdus? Ecrits intimes ou destinés au public, ils témoignent d'une tranche de vie de leur auteur. Une crise les a fait disparaître en jetant dans l'oubli ou l'anonymat leur auteur. Sans l'acharnement du narrateur, Rayya demeurerait fausse mendiante parmi les faux mendiants, le livre de Khalid et son auteur seraient nourriture pour les souris de la bibliothèque. Le livre de Mirdad serait, lui, devenu un de ces nombreux ouvrages ésotériques vénérés par une poignée d'illuminés et les petits arrangements du qadi auraient disparu des annales, dépassés par les turpitudes autrement plus graves de ses maîtres. Reniés par leur auteur qui souhaiterait poursuivre sa route sans le boulet du passé au pied, abandonnés à la hâte pour qu’il puisse fuir et se sauver (au propre et au figuré) plus facilement, cachés au profit d'une génération à venir plus digne (espère-t-on) de leur enseignement, ces écrits, par leur abandon, témoignent de la relation de leur auteur à son passé, à son présent et à son avenir, en un mot à son histoire : refus de son passé, mal-être présent, espoir d'un avenir meilleur (comment pourrait-il l'être, s'il est fondé sur un passé et un présent bancals,) décident du sort de cette tranche de vie de l'auteur qu'est son manuscrit.

Tous ces manuscrits ont un premier point commun : leur abandon, c'est-à-dire une rupture de la continuité temporelle, point de rupture dans l'histoire de leur écriture ou de leur accessibilité à un public. On a constaté par ailleurs des ruptures de continuité dans l'histoire ou l'articulation au monde du sujet. Ces ruptures temporelles des manuscrits correspondent aux ruptures de continuité dans le sujet. Alex assassiné, Rayya s'évanouit ne laissant derrière elle qu'un sac de manuscrits. La carrière du qadi est interrompue brutalement à cause de la découverte des défauts de sa cuirasse (mauvais père, mauvais juge). Un changement brutal bouleverse le sujet, modifie le fragile équilibre atteint au fil des pages, remettant en cause tout ce qu'il a pu mettre en forme. Cassure dans le sujet qui semble irrémédiable puisque les fils ne sont pas renoués. On sait par exemple que Wagih Ghali s'est suicidé, comme le rapporte Diana Athill dans sa biographie romancée, filtrée, distancée, After a Funeral. La disparition volontaire de l'auteur du manuscrit n'est-elle pas une forme de suicide, destruction d'un sujet plus ou moins fictif créé dans les pages - mais souvent aussi hors des pages - du manuscrit? On en revient à la figure du meurtrier qui tentait de se débarrasser d'une partie de lui-même. Ici, il s'agit de tout un fragment de vie.

L'autre point commun entre ces manuscrits perdus, c'est leur enfouissement :

It was hidden inside the wall of a house located in the centre of Beirut . (NS QFT 5).

Les manuscrits de Rayya et d'Alex sont encore plus enfermés; plusieurs couches les séparent de l’œil du narrateur (‘a closet built into the wall… it was locked...  un amas d'objets disparates... wrapped in a rug, an old canvas bag... at the bottom... a thick leather-bound journal tied to other papers with a string’(YZ BDG 7)). Le livre de Khalid, lui, est dissimulé d'une façon plus symbolique : ‘among the Papyri of the Scribe of Amen-Ra and the beautifully illuminated copies of the Korân’(AR BK v) qui n'est pas sans rappeler la révélation de Mirdad :

With seven seals has Mirdad sealed his lips. With seven veils has Mirdad veiled his face... (MN BM 44).

Le manuscrit est enfermé comme une parole prisonnière, captive, une parole émanant de la part refusée par le sujet. Cette partie censurée est masquée par une surabondance de références à l'autre partie, l'occidentale, chez les auteurs arabes d'expression anglaise; on a fait ressortir la multiplicité des références littéraires, culturelles, l'étalage de connaissances de faits de civilisation, ou linguistiques : autant de couches qui occultent, enferment la parole d'origine. Cependant, c'est sans doute cette accumulation qui la désigne à l’œil de l'Autre à la moindre fissure. Dans le fatras du placard, c'est la différence par rapport aux autres objets qui attire l'attention du narrateur (‘then my foot touched something hard and solid’(YZ BDG 7)). Le camouflage révèle au lieu de dissimuler, affirme au lieu de nier. Censurée, confisquée, perdue, oubliée, cette parole d'origine malgré la fermeture qui la guette reparaît inévitablement puisque ce qu'elle dit du monde oriental a une originalité, une authenticité, que les récits orientalistes les plus honnêtes ne peuvent atteindre, faute d'en avoir une connaissance de l'intérieur.

Lorsque le manuscrit paraît, il est d'abord objet, souvent un bel objet : ‘a thick leather-bound journal’ (YZ BDG 7); ‘its time-worn leather binding and its elegantly involuted handwriting’ (NS QFT 5); ‘the present Editor was attracted to it by [...] the rough drawings on the cover’ (AR BK v) : il est à l'image du sujet qui est réduit à son corps, sans avoir accès à la parole : une belle enveloppe vide. Mais le corps parle, porte les traces d'une histoire (time-worn) écrite avec des marques (drawings) pas toujours immédiatement déchiffrables :

One of these [drawings] is supposed to represent a New York Skyscraper in the shape of a Pyramid, the other is a dancing group under which is written : « The Stockbrohers and the Dervishes. » (AR BK v)

Traces d'une histoire plus ou moins bien vécue, maladies, blessures, cicatrices sur lesquelles la nature d'objet du livre trouvé, du corps, attire d'autant plus l'attention puisque, a priori, aucune aide extérieure n'aiderait à leur déchiffrement.

En effet, une fois ouvert, le manuscrit ne se laisse pas facilement apprivoiser (CG BP 147-155) :

An Arabic script written in a child-like hand, a script uneven and illegible in places, with clumsy sketches in some margins [...]; others held crude sketches [...] almost mingling with the script. Still other pages had rectangular figures with numbers and words that looked like magic formulas. (YZ BDG 8)

On se souvient comment Samir doit faire appel à son ancien maître pour déchiffrer la tablette punique, qui n'est d'abord que lignes :

It was golden like sand, with a fine ripple of wavy lines in places lighter, almost white, in places darker, almost brown, like a geographer's contour lines marking a desert's dunes and wadis. One surface was perfectly smooth and the other had neat lines of engraved script. (CG BP 169-170)

Intéressante métaphore du sujet double avec ses zones d'ombre et de lumière, d'accepté et de censuré, dont le contour est flou : quelle ligne peut-elle rendre compte de la mobilité perpétuelle du sable? Ou si ligne il y a, c'est qu'elle fixe, enferme le sujet dans une image qui n'aurait de valeur qu'instantanée mais qui, dès qu'elle est donnée pour éternellement vraie, est mensongère.

Les feuilles d'argent du texte grec ont subi des dommages avant de parvenir entre les mains de son traducteur : ‘Here it's completely torn. And here in the middle there are recent scratches which have rubbed out a whole line of text ‘(CG BP 148). La découverte du manuscrit ne le laisse pas toujours indemne : face à l'aveu, la découverte, de sa bi-appartenance, le sujet voit l'image idéale qu'il s'était fabriquée égratignée au profit d'une image conforme à sa réalité d'être hybride, composé, dont les parties ne coïncident pas exactement (YZ BDG 33).

En fait, le manuscrit perdu est une des métaphores du sujet dans sa division, soit qu'il veuille dissimuler une partie de lui-même, soit que son altérité le relègue aux marges, aux oubliettes de l'une et/ou l'autre communauté. Dans un cas comme dans l'autre, il en résulte une parole tue, confisquée, menacée de disparition, d'effacement. Mais le livre en garde la trace, comme le corps du sujet (le corps du dé-lit (le contraire du lu?)) qui persiste à demeurer un corpus. Le manuscrit, même s'il n'est pas lu dans l'immédiat, est la garantie qu'une trace subsistera du sujet. C'est la raison pour laquelle Daoud écrit, sachant sa mort certaine (SKA OD175) alors que la règle d'or de l'espionnage est l'absence de traces (‘unwritten rules’ (SKA OD 29)). En fait, le sujet malgré sa volonté de faire taire une de ses composantes, désire en maintenir la trace car le silence est mortel :‘tell me what you were killing yourself to keep inside(SKA OD 35). La parole libère le sujet que le silence asphyxie :‘She was amazed at the flow of words [...]. I was letting go. Certainly what had been bottled up was uncorked and certainly, most certainly, I was feeling better for it.’(SKA OD 44). Le sujet aspire à une reconnaissance, même si elle doit intervenir à retardement.