2 - Le manuscrit retrouvé.

Enfoui, codé, surchargé (GKG F 39), abîmé, le manuscrit refait surface grâce à un inventeur. Ce dernier signifiant offre une perspective intéressante sur le travail qu'il accomplit : découverte et création, l'une et l'autre portant sur quelque chose de nouveau. Il lui faut, en effet, démêler l'écheveau de textes (‘the disentanglement of the me’(AR BK 219), recouper les différents éléments qui vont le mener au terme de son travail (‘cross-examination’ (AR BK 270)), c'est-à-dire à un rapiéçage de texte (YZ BDG 25), puisque rares sont les textes uniques qu'il suffirait de recopier comme tels (‘We hired an amanuensis to make a copy for us’ (AR BK v)). On remarquera au passage que amanuensis signifie : one who copies or writes from the dictation of another, ce qui suggère qu’il s’agit de plus qu'une œuvre de copiste puisque l'intervention extérieure semble plus étoffée que la simple répétition d'un texte trouvé :

Which copy we subsequently used as the warp of our material; the woof we shall speak of in the following chapter. No there is nothing in this Work which we can call ours except it be the Loom... (AR BK 5)

Si la part de l’editor est partiellement niée dans The Book of Khalid, dans A Beggar at Damascus Gate , elle est partiellement reconnue. :

I must point out that the story is as much mine as theirs for I confess to a more serious and calculated prejudice in selecting what appealed to me most [...]. It is true that I made no additions, but I had to invent a temporal sequence for their actions, for neither of them had made a clear-cut notation of the order of events; they wrote of past, present and future in the same tense. » (YZ BDG 25-26)

Cependant sa part réelle se dissout dans un je multiple, polyphonique :

They would tell it in their own words, which I extracted and translated from their papers. The task was easy, for they both wrote in the first person, and my work was mainly selecting and joining the threads of the two narratives to make it comprehensible. (YZ BDG 134)

Si le but est de trouver une cohérence (YZ BDG 26), on peut se demander si cette cohérence est celle du texte d'origine ou plutôt celle que l' editor cherche, se cherche, dans ce travail :

I made no additions, only selected, translated and joined together the threads of the narrative. I admit, however, that I might be guilty of faulty judgement in not recognizing the dividing line that indicates where and when fiction takes over from reality. (YZ BDG 25)

A-t-il créé des personnages fictifs ou s'est-il créé un personnage fictif? Dans A Beggar at Damascus Gate, il semble moins visible que dans The Book of Khalid, mais ce n'est qu'une apparence. The Editor  de Khalid est omniprésent dans le texte, se met sans cesse en avant. Dans A Beggar at Damascus Gate, il est présent dans les enchaînements faussement neutres des textes de Rayya et d'Alex dont il est le fil de couture visible. En outre, il s'octroie deux des quatre parties du livre, la première et la dernière ; ce faisant, il enfouit le texte d'origine qu'il prétend montrer. Le texte mène à la découverte de l'identité de Mr Foster. Rayya n'apparaît guère que sous des pseudonymes ou noms de plume (YZ BDG 134) invérifiables, indéchiffrables, Rayya ou Nada, qui ne disent rien d'elle. D'Alex, on n'a qu'un discours sur un corps mort.

L'enfouissement du manuscrit d'origine correspond peut-être, vu sous cet angle, à une peur de piratage du texte :

I also found a reference to an unpublished manuscript [...] which she had decided not to publish at the last minute; however, she was always frightened that the publisher had cheated her and photocopied the manuscript :
« One day I will see my work printed on cheap paper, disfigured, dislocated, published under another name and exhibited all over » . (YZ BDG 134)

Le travail de restructuration de l'editor est considéré comme une déstructuration (dislocated) et l'objet final comme un monstre.

Ce qui apparaît, c'est le sujet dans le regard de l'Autre, non pas le sujet tel qu'il se voit, mais le sujet dans son altérité. Le travail sur le texte fait paraître l'Autre dans le sujet (‘If you have used my words, these words have detached themselves and are no longer mine.(YZ BDG 156)), Autre souvent refusé, d'où ces textes cachés. Cachés mais pas détruits, cachés mais apparents. Le sujet ne peut exister sans l'Autre, hors de l'Autre. De la même façon qu'il ne peut exister, il ne peut avoir un avenir qu'en s'en remettant à l'Autre qui véhicule sa parole, son histoire (‘the last testament of his existence’ (YZ BDG 128-129)). Mais c'est un service double qui se rend ici : le sujet mais aussi son editor s'utilisent l'un l'autre, se servent l'un de l'autre pour accéder à une postérité. Il y a danger d'une binarité en miroir qui efface l'un comme l'autre, les mêlant en un je incertain qu'un troisième larron doit venir démêler : inventeur, créateur, l'auteur, lui aussi, cherche à travers le chaos des bribes de textes à se donner une cohérence.