Le je est décliné sous plusieurs formes et dans plusieurs formes qui le modèlent. Encore nous faut-il envisager de quel je il s'agit.
Nous avons dit que le sujet est un sujet morcelé. Son je serait donc un je pluriel. Il semble dès lors y avoir une incompatibilité avec l'unicité du je telle que l'énonce Emile Benveniste :
‘ Une caractéristique des personnes « je » et « tu » est leur UNICITE spécifique : le « je » qui énonce, le « tu » auquel « je » s'adresse sont chaque fois uniques. 1227 ’Le narrateur de The Book of Khalid unit dans un we les différents sujets qui composent cette entité :
‘ L'unicité et la subjectivité inhérente à « je » contredisent la possibilité d'une pluralisation. [...] « Nous » est, non pas une multiplication d'objets identiques, mais une JONCTION entre « je » et le « non-je » , quel que soit le contenu de ce « non-je » . [...] Dans « nous » , c'est toujours « je » qui prédomine. 1228 ’Quel est donc ce non-je que le narrateur s'adjoint? Khalid ou Shakib, l'un introuvable, l'autre qui l'aide dans sa tâche, présent et absent puisqu'il lui confie ses écrits : ce «non-je» est complexe puisqu'il joint les deux contenus possibles mais contradictoires suggérés par Benveniste, à savoir vous et eux.
‘ Le pluriel exclusif ( « moi + eux » ) consiste en une jonction de deux formes qui s'opposent comme personnelles et non-personnelles en vertu de la « corrélation de personne » . [...] Au contraire la forme inclusive ( « moi + vous » ) effectue la jonction des personnes entre lesquelles existe la « corrélation de subjectivité » . 1229 ’Le we de The Book of Khalid serait un je+je+je (le je du narrateur + le je du récit de Khalid + le je du récit de Shakib) auquel il faudrait ajouter un je+tu (de la rencontre entre le narrateur et Shakib) et je + il + il (le je du narrateur + Khalid absent + Shakib in absentia lui aussi quand il est réduit à un texte). Il faudrait joindre à cette longue addition le nous diffus d'auteur 1230 . C'est donc à un éclatement total du je qu'on assiste et non à une agrégation comme on aurait pu s'y attendre.
Dans A Beggar at Damascus Gate, nous sommes confrontés à un autre je pluriel, je de Rayya + je d'Alex + je du narrateur, le je du narrateur se voulant parfois un composé des trois je. Les je de Rayya et d'Alex sont aussi des troisièmes personnes puisque le narrateur semble inclure des éléments n'appartenant pas aux journaux ni aux carnets, mais à Alex et Rayya, personnages, et non plus sujets d'un énoncé à la première personne. Ceci se complique encore si l'on se souvient qu'Alex et Rayya se citent mutuellement dans leurs textes respectifs, chacun de leur je devenant un je composite dont Rayya rend compte de cette façon : ‘When I took up my pen, the other in me wrote and wrote’(YZ BDG 128). A nouveau, le je qui se veut lien, homogénité, fait apparaître l'altérité et la plurivocité.
Avec Margaret Mason (EA TL), un nouveau cas de figure se présente :
‘ She did not feel that the story she had prepared for Dr Weingartner was a lie. It was merely a question of using the third person, as it were, instead of the first, or algebra instead of arithmetic. (EA TL192) ’On passe du je, sujet à la troisième personne, la non-personne .
‘ Parce qu'elle n'implique aucune personne, elle peut prendre n'importe quel sujet ou n'en comporter aucun, et ce sujet, exprimé ou non, n'est jamais posé comme « personne » . 1231 ’Par ce glissement, que Margaret croit anodin, elle disparaît en tant que sujet et entraîne avec elle Peter, l'objet de sa consultation. Ce risque de disparition, de perte de parole, justifie-t-il l'abondance de récits à la première personne? Est-elle une manifestation (inconsciente) de la crainte des auteurs de perdre leur droit à la parole, une fois qu'ils ont exhumé cette parole du carcan qui la tenait prisonnière? Cette abondance de je - vu que l'arabe utilise moins le pronom personnel que l'anglais - est-elle une forme de revendication du sujet dans son (con)texte nouveau?
Il y a cependant l'autre cas, celui de Napoléon dans The Eagle Flies From the East : une introduction d'Edward Atiyah à la première personne, un prologue où Napoléon, troisième personne, raconte comment il aurait pu naître anglais, suivi du récit à la troisième personne imaginaire mais rapporté comme s'il avait eu lieu dans la vie du Napoléon anglais, suivi d'un épilogue (presque identique au prologue) à la troisième personne, puis d'une postface de Clio à la première personne. On aurait pu s'attendre à ce que le corps du récit fût à la première personne, puisque l'on passe directement d'une réplique de Napoléon en style direct, donc à la première personne, à cette évocation de son destin alternatif. On sait trop le surnom d'usurpateur qui lui fut attribué pour ne pas voir là comme une peur d'usurper une place de sujet qu'il ne se sent pas totalement apte à assumer. N'est-ce pas reconnaître à cette nationalité anglaise/ britannique rêvée une altérité hors d'atteinte? N'est-ce pas ainsi qu'on peut lire l'introduction et la postface, l'histoire d'un auteur rêvant d'être reconnu dans la langue autre, mais qui, par son hésitation au seuil de la prise de pouvoir, prise de parole, reste en retrait, en marge, se reconnaît sujet partiel qui ne véhicule que l'histoire officielle sans pouvoir y jouer un rôle à part entière? Est-ce qu'être sujet de la parole de l'Autre signifie encore être sujet? L'option de la troisème personne le relègue dans cette zone floue où l'on hésite entre n'importe quel sujet [et…] aucun .
Quand on arrive à Jacob Haddad (CG BP ), on a affaire à un je mort. Le locuteur de Blueprint for a Prophet parle d'outre-tombe. On rappellera ici le lien entre autobiographie et tombeau, évoqué auparavant, et que d'ailleurs Khalid énonce à son tour dans son livre : ‘Every book is a mortuary chamber containing the remains of some poor literary wretch, or some mighty genius...’(AR BK 62). Au passage, il parle de Nécropole et de Sérapeum. A bien y regarder, on constate que ces textes autobiographiques ont pour auteur des morts ou des disparus. Alex est mort, mais la Rayya qui a écrit ce carnet l'est aussi dans une certaine mesure (YZ BDG 156). L'arrêt de mort de Daoud est déjà signé (SKA OD). Dans la prise de parole autobiographique, il y a enterrement d'une partie du sujet (GKG M ) qui peut ainsi aspirer à une illusion d'unicité du je.
Benveniste, Emile. Problèmes de linguistique générale. p.228.
Benveniste, Emile. ibid. p. 230.
Benveniste, Emile. ibid. p. 233.
Benveniste, Emile. ibid. p.234.
Benveniste, Emile. ibid. p.235.
Benveniste, Emile. ibid. p.231.