2 - Entre fait et fiction.

Don't forget that I am a writer practicing my trade, or shall I say, double trade. Besides who can ever separate facts from fiction? (YZ BDG 126)

La suspicion du mensonge, de l'imposture, hante les textes. Nous avons dit qu'il s'agissait de séries de confessions, d'aveux qui reposent uniquement sur leur cohérence (ou leur incohérence) interne (EA TL 188 ; 197), ce qui ne signifie pas vérité. On doute de la vérité du récit de la culpabilité de Peter Mason (EA TL) ou de Julian Masters (EA CJM), parce que ces récits ne coïncident pas avec l'image du personnage, parce qu'ils introduisent une faille dans le personnage : ils ne correspondent pas à la cohérence apparente du personnage telle qu'elle est perçue par les autres. C'est cela que vise Faris Deeb, qui lui au contraire, ment, nie sa culpabilité : ‘«I wouldn't swear to it on the gospel», said Faris Deeb truthfully but thinking at the same time that the expression of a little doubt, suggesting a respect for veracity, would make a good impression on his questioner.(EA DM100). Si le mensonge de Faris Deeb fait finalement surface, c'est qu'il existe des contradicteurs, d'autres acteurs de son histoire qui, en comparant sa version à leur version, puis leurs versions entre elles, mettent en évidence les trous, les lacunes et les incohérences de son histoire. Ni Peter Mason, ni Julian Masters, ni Charles Pearson ni le qadi Abul Khalid (NS QFT) n'ont de contradicteurs, puisqu'ils sont l'acteur unique de leur récit. Les autres acteurs sont morts, donc réduits au silence. S'il y a mensonge, il n'est pas vérifiable. Le doute peut cependant subsister. Margaret Mason consulte un psychiatre pour tenter de mettre à jour les manipulations de son mari. Ce médecin lui donne une piste :

Delusions vary a great deal, some are pathetically crude and can be recognized immediately [...]. Others can be very subtle and extremely difficult to ascertain, because they have a certain basis in reality in the sense that they represent it potentially, if not actually. (EA TL 194)

On retrouve ici la mise en garde au lecteur de Jabra Ibrahim Jabra citée plus haut. Ces textes qui ont une apparence autobiographique explorent en fait les particularités d'une certaine situation. Parce qu'ils ont une ressemblance marquée avec des faits hors texte, c'est-à dire une vraisemblance, ils se rapprochent de ce hors-texte. Mais ce hors-texte n'est qu'un texte lui-même (autobiographie, récit journalistique, essai politique...); il n'est lui-même qu'une représentation de la réalité, une fabrication (signifiant récurrent dans les textes du corpus). Cette mise en abyme, pourrait-on dire, a pour effet un retardement de la confrontation avec le réel. Ces textes qui se servent mutuellement de référents agissent comme des écrans, des voiles, tentant de masquer une réalité que le sujet n'est pas prêt à affronter.

Il est d'ailleurs possible, à partir de faits similaires, de produire une histoire totalement différente. L'histoire de Faris Deeb est reconstituée autant de fois différentes qu'il y a de membres dans sa famille, chacun privilégiant un fait plutôt qu'un autre. Jameel Farran est menacé de la même manipulation par ses nouveaux amis (JIJ HNS 50). Les faits ne sont rien en eux-mêmes; c'est leur articulation qui leur donne un sens. Cette articulation dépend d'un sujet plus ou moins honnête dans sa quête qui cherchera parfois à manipuler le lecteur à moins qu'il ne se manipule lui-même. La cohérence n'est pas donnée : malgré les manques, il faut trouver le schéma directeur (YZ BDG 36). A partir de quoi? Sinon le désir d'un sujet de se donner une cohérence, un sens. Ce sens peut n'être qu'une illusion créée par son désir.

C'est ainsi que certains mettent en place un monde parallèle : ‘Why on earth had I been blind to the fictitious nature of the notebooks? The only real thing in them that I could clutch at was Palestine. [...] My head reeled for I clung stubbornly to the world she had created.’(YZ BDG 136). Ce monde fictif est celui où ils créent un personnage qui leur ressemble, dans des situations similaires à celles qu'ils vivent ou suffisamment vraisemblables pour le suggérer. La non-coïncidence, l'altérité radicale de ce personnage par rapport à l'auteur qui le crée est un nouveau signe de la division du sujet, contraint de vivre, de se dire sur deux scènes, la vraie scène et une autre scène (‘her surrogate world’ (YZ BDG 136)), autre scène qui peut se multiplier à l'infini grâce à ces manipulations et articulations des faits d'origine. Le sujet contraint à se dire, à se répéter, se déréalise petit à petit au fur et à mesure de ses confessions fictives pour s'incarner dans un texte dont il désire qu'il le montre plein, cohérent alors que ce texte, au contraire, fait ressortir le bricolage, fait apparaître les coutures et montre le pseudo-sujet pour ce qu'il est : un énoncé qui n'a aucune réalité hors du cadre de ce texte. Dès qu'elle apparaît hors de ses carnets, Rayya devient Nada, c'est-à-dire rien.

Le passage des faits à la fiction constitue l'ultime tentative du sujet pour se voiler la face (‘Veiling your beliefs from the eyes of the vulgar is an act of self-preservation(YZ BDG 13)). Mais une certaine ambiguïté (‘double trade’ (YZ BDG 126)) réside dans ce jeu de cache-cache avec le lecteur. Comme Rayya qui laisse traîner ses carnets sur le passage d'Alex, comme pour le narguer (YZ BDG 44), ces textes provoquent le lecteur. Ils provoquent aussi l'auteur en tant que lecteur de son propre texte (on remarque le nombre élevé de lecteurs dans ce corpus, lecteurs dotés d'une première personne, nouvelle représentation de l'auteur dans le texte) qui, comme Alex, se demande s'il n'y a pas une clé à leur problème d'identité (‘did it hold the key to the real Rayya’ (YZ BDG 44)). A la fois peur et désir de savoir sur soi.

Rayya sachant qu’elle sera lue par Alex fabrique pour lui un texte qui corresponde à son attente. Il s'agit dès lors de pure manipulation. Le texte de la confession n'est plus quête de l'identité du sujet, partant de lui et allant vers l'Autre; il devient le reflet du désir de l'Autre tel que le sujet peut le percevoir et le représenter, ce qui est la démarche inverse (‘the small parts of [the truth] I had told to placate Maggie’ (SKA OD 31)). L'écart est immense entre les deux textes possibles même s’il s’agit de deux relations des mêmes faits. C'est dans ce jeu qu'il se dit quelque chose de la vérité du sujet qui est perçue comme une menace :

I know talking about me isn't likely to be easy or make me happy and I may regret it. In the end I suspect I will feel empty. (SKA OD 8-9).

La fiction permet à l'écrivain de vider son sac (‘getting rid’ (SKA OD 31)) de tout ce qui pourrait être tabou dans une autobiographie, donc censuré : sur la scène fictive, tout ou presque (on sait qu'Antiquity Street est interdit en Egypte) peut se dire. Le voile est levé mais la mention roman agit comme un nouveau voile protecteur. La fiction dévoile en maintenant l'impunité. Mais elle ne voile pas le fait qu'une fois vidé, le sac est...vide.‘I am a hollow ruin (CG BP 369) : la carcasse est non seulement vide mais elle est fissurée, n'offrant qu'une chance de survie limitée à ce sujet fabriqué dans et par le texte :

Tout le monde avait un avis sur mon destin, sauf moi. Ecrasé par les conseils, perdu au milieu de cent pistes, diagnostiqué comme très pieux par les uns ou impie par les autres, reconnu, ignoré, pressé, arrêté, rappelé, retenu, adoré, insulté, moqué, vénéré, écouté, méprisé, interpellé, je n'étais plus un homme, mais une auberge vide au carrefour des routes où chacun arrivait avec son caractère, ses bagages et ses convictions. Je ne résonnais plus que du bruit des autres. 1232

Dans Jesus, the Son of Man, un nombre considérable de personnages prennent la parole. Un seul est absent du texte : Jésus. Il semble qu'il en aille de même pour le sujet sur l'autre scène de la fiction. Dans sa quête d'unité, de cohérence, de sens, il ne parvient qu'à dire son morcellement et ses contradictions et enfin, sa vacuité, son absence d'un texte où le je est tellement malmené qu'il finit par ne plus être qu'un jeu sans en-je. En je, il se trouve beaucoup d'Autre, par sa langue et sa culture. D'ailleurs c'est toujours un autre qui remet de l’ordre dans les manuscrits égarés et les raccroche à une histoire autre que celle du sujet d'origine. Si un Napoléon croit échapper à cette articulation (‘I am neither English nor French, nor anything else [...]. Nothing, except myself! I have no nationality - only a destiny.’(EA EFE 77)), les autres savent que si elle est inéluctable, il faut néanmoins en payer le prix. (NS O 246)

Ecrire un roman, c'est accepter la perte, le détachement (au sens propre et figuré) que représentent son écriture dans un premier temps et ensuite sa publication (YZ BDG 46-156). C'est aussi accepter que la contrefaçon soit reconnue pour telle (EA CJM ; YZ BDG 50) et être prêt à fournir l'article authentique pour sauver sinon sa peau, du moins sa crédibilité (le révolver de Charles Pearson jeté dans la rivière n'est qu'une copie presque parfaite, mais en tant que telle, elle ne peut authentifier laparole de Julian Masters). La fiction n'est qu'une étape dans la découverte des multiples contrefaçons, des voiles nombreux, que le sujet met en place en prétendant se chercher et se trouver.

Notes
1232.

Schmitt, Eric-Emmanuel. L’Evangile selon Pilate. Paris : Albin Michel, 2000. p. 51.