1 - Les voyageurs occidentaux.

This journey is not an exploration of the Other land, but an archaeology of the terrifyingly known of one's own culture. 1238

La plupart des voyageurs occidentaux suivent des itinéraires empruntés par leurs prédécesseurs d'autant plus si ces derniers ont laissé des traces de leur passage. De ce fait, le voyage ne se déroule pas totalement en terrain inconnu. Le voyageur anonyme cherche à s'approprier un peu de la notoriété de celui (ou celle) qui l'a précédé en mettant ses pas dans ses traces ou, plus concrètement, en prenant un souvenir d'un lieu. Ainsi voit-on des Européens dégrader la tombe d'Henriette Renan :

Art like [sic] the idiot Franje (Europeans) who come here and carry away from around the grave some stones and dust? (AR BK 267-268)

Les indigènes ne sont pas dupes de ce fétichisme et font preuve d'un certain mépris pour ces touristes en quête de leurs semblables  (‘She  […] blows her narghilah smoke in my face, surveys me from top to toe [...] in a supercilious air.’(AR BK 267-268)) avant de rétablir la préséance quant à l'occupation des lieux concernés (‘Show him the vault of the Toubeiyahs, where she was buried’ (AR BK 268)).

Ici, le voyageur n'est pas montré comme un découvreur, mais comme un imitateur sans grand esprit d'initiative. Il se contente de ce qui a été trouvé, décrit, reproduit pour lui. Il part en quête d'une image et non d'une réalité. Ce sont des souvenirs littéraires (le Bagdad des Mille et une nuits) ou religieux (la Terre sainte), souvent réduits à des clichés, qu'il recherche. Sa déception vient de ce qu'il rencontre autre chose, non conforme à la représentation imaginaire, autre chose qu'il refuse de voir et qu'il nie en lui superposant son interprétation européo-centrée qui lui a été imposée. Le voyage dans le temps fait encore davantage ressortir cette quête de lui-même du voyageur occidental. Les archéologues, quelle que soit l'époque envisagée, occupent le terrain, le quadrillent et le pillent :

In these diggings the shrewd antiquary digs for those precious tear-bottles of my ancestors. And everywhere one turns are tombs in which the archaeologist finds somewhat to noise abroad. His, indeed, is a scholarship which is essentially necrophagous. For consider, what would become of it, if a necropolis, for instance, did not yield somewhat of nourishment, a limb, a torso, a palimpsest, or even an earthen lamp, a potsherd, or a coin? I rail not at these scholarly grave-diggers because I cannot interest myself in their work; that were unwise and unfair. But truly, I abominate this business of « cashing » , as it were, the ruins and remains, the ashes and dust, of our ancestors. Archaeology for archaeology's sake is pardonable; archaeology for the sake of writing a book is intolerable; and archaeology for lucre is abominable. (AR BK 268-269)

La quête archéologique ramène l'Occidental à ses propres origines - l'Orient comme berceau des cultures occidentales, le bassin méditerranéen comme mare nostrum et aussi mater nostra, mer, mère et matrice. (On remarque que cette mer occupe peu d'espace dans les textes de ce corpus, signe que cette appropriation (nostrum) est un fait occidental). L'Occidental cherche là encore les traces de son propre passage, ce qu'il fouille, ce sont les sites romains de Baalbek (AR BK ; CG BP ), Tyr (SA L ) ou les châteaux des croisés (SA L  ; YZ BDG  ; EAd OCW  ; AR BK) : ce qu'il cherche à démontrer, c'est la continuité de sa présence sur cette terre. Ensuite, il l'inscrit dans sa propre histoire, dépouillant en partie l'Orient des traces de cette rencontre antérieure. Ainsi en va-t-il pour Baalbek :

It is a city that enticed and still entices the mighty of the earth. Roman Emperors in the past came to appease the wrath of its gods, a German Emperor today comes to pilfer its temples. [...] When the German Emperor came, Abd'ul-Hamid blinked, and the Berlin Museum is now the richer for it. (AR BK 14)

C'est de ce pillage que provient le sentiment de discontinuité qu'évoque Etel Adnan lors d'un voyage à Rome :

Here, one never encounters the chasms of dead time that we know in Syria and Egypt ; hence the serenity of the inhabitants of Rome who can enjoy a rare sense of continuity. (EAd OCW 93)

L'Oriental est non seulement dépouillé d'une partie des traces de son histoire mais il subit une réécriture de celle-ci (‘archaeology for the sake of writing a book’(AR BK 269)) dans laquelle il se voit déplacé, décentré, au profit d'Occidentaux qui mettent l'histoire de cette rencontre passée dans une perspective occidentale, de la même façon qu'ils déplacent les vestiges vers leurs musées et les replacent dans un contexte différent, leur donnant de nouvelles articulations. A cet égard, l'ambiguïté relative à la profession d'Alex, architecte ou archéologue (YZ BDG 19) est parlante, puisque spatialité et temporalité sont liées dans un même acte d'appropriation d'informations sur un pays (il est également espion) privé à la fois de la jouissance de son territoire et de son histoire.

Dès lors, l'Orient vidé de son histoire, devient un décor où l'Occident peut projeter ses phantasmes et se faire son cinéma. C'est à Baalbek que Jeannette Waverley, la victime de Faris Deeb, tourne un film (EA DM40) : elle se métamorphose en statue (‘a piece of sculpture in which only projections and depressions and general outlines formed the image’(EA DM 40)) au contact de ce décor architectural. Mais cette statue est doublement fausse puisque, d’une part, elle n'est pas plus d'origine que les fausses antiquités que vendent certains marchands peu scrupuleux aux touristes occidentaux (‘the sellers of phoney antiques’(EA BV 251)) et d’autre part, parce qu'elle ne correspond pas à l'imaginaire oriental tel que le conçoit un Faris Deeb (EA DM 41). Le territoire pillé est réinvesti par un imaginaire de pacotille où se retrouvent tous les poncifs de ce qui est devenu un certain orientalisme (‘To set the mood, I could start it with a description of the desert, or the call of the MUEZZIN - anything that would appeal to a wide readership’ (RS NI 28)) que les Orientaux servent aux Occidentaux pour satisfaire leur attente. Les Orientaux ne sont pas dupes des différences fondamentales dans leur interprétation des lieux :

[The Citadel in old Cairo ] is the prettiest and most colourful part of Cairo and anywhere else the arties would have flocked to it, but not in Cairo. The Cairo arties, if not slumming in Europe, are driving their Jaguars in Zamalek. I would like to live in that part of Cairo [...] But with me it would be gimmicky. (WG BSC 31)

Waguih Ghali souligne la position ambivalente des écrivains d'expression anglaise, déchirés entre leur désir de satisfaire aux critères esthétiques (et idéologiques) occidentaux et celui de rétablir, à propos de l'Orient, certaines vérités que l'Occident a gommées en substituant son imaginaire à la réalité. L'écrivain arabe d'expression anglaise est écartelé entre deux images du Même qui s'opposent : il désire être reconnu et assimilé à l'Occidental alors même qu'il est en train de démontrer sa connaissance intime de l'Orient, laquelle est en contradiction avec l'image que s'en fait et renvoie l'Occident. Partie prenante de deux imaginaires, il se cherche une place dans un espace diversement occupé et représenté et se retrouve dans la peau de ces colporteurs levantins en Amérique :‘They are from the Holy Land. Unlike their goods, they at least are genuine(AR BK 43).

Notes
1238.

Orr, Mary. ‘Flaubert’s Egypt : Crucible and Crux for Textual Identity.’ In Starkey, Paul and Janet. Travellers in Egypt. p. 197.