2 – Cartographie.

S’il y a discontinuité temporelle, il y a aussi discontinuité territoriale. Si des trous  sont introduits dans l’histoire, des lignes sont inscrites sur le territoire qui fragmentent un espace auparavant unique. On se souvient de la carte de l’Empire britannique qui avait accompagné la formation d’Edward Atiya et de Penelope Lively, carte qui à la fois unifiait des territoires en une même couleur et les distinguait en en hachurant certains.

Le territoire proche-oriental, avant d’être cartographié, est remodelé par les Occidentaux. L’une des modifications les plus importantes et irrémédiables est certainement le percement du Canal de Suez :

You will […] realise the gravity of the news that has reached me from Egypt that the English and the French, with the permission of the Sultan of Turkey, are about to cut a canal through this strip of land to connect the Mediterranean with the Red Sea. This impious interference with the land-and-water distribution of the earth, ordained by the power that made our planet, is aimed at the heart of India. (EA EFE 145)

Coupure irréparable d’un pont de terre , d’un lien organique par un pouvoir arbitraire qui taille la terre comme le papier qui la représente (‘General Ogilvie, would you be so kind as to point out with the tip of your sword the Suez Isthmus so that all our friends here may clearly visualize the position.(EA EFE 145). La blessure qui s’ensuit ne cicatrisera jamais, comme l’illustreront les conflits autour de ce canal, trait de séparation comme l’isthme avait été trait d’union. (AS IES)

Tirer un trait sur le papier revient à lancer des traits sur le terrain: ’United Nations had recommended splitting Palestine in two, and the terrorists were determined to achieve the bloody dichotomy’ (JIJ HNS8). D’un acte géométrique net sur le papier découle une blessure aux contours imprécis (‘rubble’ (JIJ HNS 9)) qui n’en finit pas de s’infecter : ’Look at the way they butchered the Middle East, look at the homeless Palestinians as a result of their map-carving’  (RS NI 92). Ce qui n’est qu’un jeu autour d’une table (‘they sat at a table and divided land as in a card game’ (RS NI 93)) et qui, vu de cette table, demeure un jeu (‘the rifle might have been a toy’ (JIJ HNS 9)) mutile les corps sur le terrain (‘a hand torn off a wrist’ (JIJ HNS 10)); le réel de la coupure surgit de la table du jeu. Un trait sur une feuille de papier équivaut à une section inguérissable : ’our emasculation is complete’  (JIJ HNS 121) La continuité territoriale est interrompue, ce qui entraîne une discontinuité dans l’histoire du sujet :

Always this journey had excited her, the beauty of it, the magic and the colour that lapped it, and the fact that on this road she was either coming to the summers in the mountains she used to love so much or going back to her home and friends in Cairo . […] She would probably never again go on this road to Egypt , because the Jews had taken Palestine , driven an alien territory between Egypt and the Lebanon in which no Arab would want to set foot. (EA LP 73)

Le passé et l’avenir du sujet sont séparés par une ligne infranchissable, qui rend tout mouvement impossible : ‘they walked slowly, with no purpose in their eyes, merely moving away from the tent, not going anywhere in particular […] they wandered listlessly.’ (EA LP 76). Ceux qui persistent à hanter la frontière y risquent leur peau (NS OH ; AKGR) : une simple ligne sur le papier tranche le fil de la vie sur le terrain.

L’Occident réorganise l’espace à son usage : le canal de Suez (EA EFE 145-147), la ligne de chemin de fer (AR BK 14) et autres frontières ou nouvelles entités correspondent à la restructuration de l’espace mondial en fonction des besoins des puissances occidentales (besoins stratégiques, économiques…) qui, en redessinant la carte du monde, le réduisent :

Strategically, we will be at their mercy, for they are at the crossroads of a shrinking world. (YZ BDG 69)

Ce faisant, ils nient aussi l’identité  du Proche-Orient: ’Challis ordered a large-scale and completely blank map of Palestine’  (SA L 105). De la même façon, le Soudan perd son nom qui était sa seule trace d’existence, en devenant territoire britannique (‘His country, now a British territory, had […] been a primitive land little known to the world except as an uncouth name.’  (EA BV 7)

Le cartographe occidental ne se satisfait pas de réduire au silence les lieux qu’il représente, de rendre muette la carte – et par conséquent, l’histoire qui l’a modelée – il y inscrit d’autres figures, d’autres traits, c’est-à-dire une autre histoire (‘he would pin this [blank map] over a fully detailed contour map.’(SA L 105-106)). Deux cartes sont superposées pour ne plus faire qu’une :

A large map of Palestine is lowered […]; On the map is a giant arrow pointing unmistakably to Israeli efficiency by indicating a certain point on the map, and carrying the London Transport immortal words : “You are here” .(KK CAB 48)

A un système de structure en est superposé un autre, totalement allogène, avec la réduction soulignée auparavant (d’un état – Palestine- à une ville - Londres). Cette nouvelle cartographie nie l’altérité du territoire oriental, irréductible à une structuration géométrique comme celle de la carte des transports londoniens. Toutes les villes orientales sont montrées comme labyrinthiques, difficiles à appréhender : chaos, cacophonie, désordre (JIJ HNS19 ; RA SS175 ; NS QFT 31…) sont totalement étrangers à l’ordre des villes occidentales ( (A Napoleonic capital is as clear as a map : everything is chartered ’ (EAd PWN39)) où les distances sont calculées, où tout est nommé précisément (EA TL 2). L’Occidental tente d’imposer sa loi, sa règle cartographique, de systématismer un espace :

The streaks and moons […] dotted [the map] more and more closely and yet […] never coaslesced into a rationally consecutive pattern. He was certain that a pattern did exist […]. There was an answer to the world, human, mineral, vegetable, if only one approached it tidily enough, with a tidy mind, and docketed, filed and cross-referenced its phenomena. (SA L 106)

Il cherche à nier la problématique de cet espace qui obéit à d’autres lois que les siennes. Mais l’espace oriental résiste à la stabilité, la fixité que l’Occidental veut lui imposer. Ainsi le sable modifie-t-il sans cesse les contours et les limites : ’the desert had reclaimed the vast areas once irrigated.’  (JIJ HNS 35); ’the desert has been devouring our cities and fertile lands for centuries’.(JIJ HNS82). Le sable, le désert ne s’accommodent pas des frontières ( ’a boundless circular horizon’  (JIJ HNS82)) malgré les efforts du cartographe (CG BP 169) : ils conservent leur mobilité alors que la carte tente de les fixer ou de les enfermer :  l’espace géographique est FERME parce que systématisé 1239 La carte est soumise à des lois de représentations; elle a partie liée avec le pouvoir quel qu’il soit ( »Can I get a map of the city?  » «  I don’t think so. Prohibited by Government  » . (JIJ HNS21)), qui veut priver le sujet de sa mobilité, pour le mieux cartographier et le mieux contrôler, lui aussi.

Notes
1239.

Besse, Jean-Marc. Voir la terre. p. 122.