3 – Occupation.

La restructuration de l’espace va de pair avec une utilisation différente de la terre. En Orient, l’Occidental détourne la terre de son usage traditionnel pour, à nouveau, satisfaire ses besoins. Le qadi Abu Khalil est le témoin privilégié (et le complice) de ces modifications .

Les Occidentaux percent le canal de Suez pour améliorer les routes commerciales avec les Indes (‘the digging of such a canal would be a good thing for Indian trade.(EA EFE 147)). En outre, ils disposent des terres qui jusqu’alors avaient un caractère sacré :

Land had always been the core of life’s meaning. Sex or gold or power were what people in colder countries killed for, worked for, dreamed of, perhaps because in those places the city had taken the place of the village. But from all the shores of the Mediterranean radiated a single passion […] The earth was not for sale. At best, or worst a man exchanged it for his soul’s salvation… (SA L 77)

D’ailleurs, il ne s’agissait pas de terres, de terrains, mais de la terre, une et indivisible. Les Occidentaux n’ont pas ce lien vital avec une terre qu’au mieux ils ont imaginée à travers les voyages rapportés par leurs semblables, et qu’au pire, ils ont découpée sur une carte sans savoir à quoi elle correspond en réalité. Ils entretiennent un lien légal avec les terrains : ils fixent la propriété qui auparavant avait une mobilité de circonstance :

The man who possessed the treasure of land didn’t give it up easily, nor did he forget it because pieces of paper had changed hands. If he had to sell […] then he sold to a neighbour, a relation […], it being understood that when he had earned enough money to buy his patrimony back his physical presence would constitute a sufficiently menacing form of blackmail to undo his misfortune. (SA L 138)

La terre, le patrimoine sont partie intégrante de l’histoire du sujet, comme l’illustrent l’histoire de Faris Deeb (EA DM) ou celle de Joseph Sulman (CG BP ). S’en séparer est une forme de mort : qu’est le père de Faris Deeb dès lors qu’il a vendu sa terre – à son fils, certes, mais il l’a vendue et non pas transmise comme héritage – sinon une quantité négligeable, un objet, comme le narghileh qu’il fume lorsque son fils veut bien le lui céder? La trahison de la mère de Tareq (SA L) qui sert d’intermédiaire pour l’achat de terres par les ennemis, les juifs, est d’autant plus criminelle.

Les Occidentaux et leurs alliés morcellent la terre pour l’utiliser à leurs fins, en niant tant les traditions locales que les besoins de la population indigène. Ainsi fut développée la sériciculture intensive. Si les mûriers et les vers à soie ont toujours plus ou moins fait partie du paysage libanais, comme en témoignent les références récurrentes (GKG JSM 51 ; 204 ; AR BK 27 ; 186 ; 202 ; 210 ;253 ; MN BM 118 ; EA LP 196 ; EA. DM 61 ; RA SS220…), l’industrialisation de la fabrique de la soie est le fait d’Occidentaux (‘those damned Frenchmen who rented a piece of land in the vicinity of the city and erected a silk-reeling factory on it.(NS QFT 34)). On passe d’une petite dimension (qu’on retrouve dans les métaphores liées à l’intimité, le confort de la cellule familiale) à une dimension plus large qui englobe non plus une famille mais une partie de la société du village ou de la région considérée. D’une économie familiale, on passe à un type d’économie où les rapports hiérarchiques ne sont plus régis par les liens de parenté, d’où une modification des structures sociales et des équilibres traditionnels :

Foreigners have done a lot of harm to the community. Not only are they active in all walks of life more dangerously, they help to destroy the fabric of our society. (NS QFT 35)

Avec le nouveau cadastre apparaît une nouvelle physionomie de la société – où les rapports des forces religieuses en présence sont remis en cause (NS QFT 35).

Les étrangers ne touchent pas seulement à la terre. Le qadi doit régler un problème de source, la production de la soie nécessitant une grande quantité d’eau. La terre de ces régions entourées de désert est d’autant plus précieuse qu’on y trouve une trace de l’eau qui lui donne vie (‘…the passage, presence, potential or actual of water. A well, a cistern, the flow of a spring and whether it gushed in summer as well as winter, the presence of a dry clayed irrigation canal implying some antique right…’ (SA L 177-178)). Eau source de vie mais aussi de richesse : l’absence d’eau rend la récolte de prunes d’Ashtin aléatoire (‘The plums […] were vindictive trees. In clear retaliation for the unnourishing supply of water, they yielded a sorry excuse for a crop : small fruits […] with precious little juice between flat seed and skin.’(CG BP 66)) et affecte le revenu des producteurs. On comprend alors pourquoi la jouissance de l’eau, son usage, son exploitation et le cas échéant, sa propriété, sont des matières si sensibles que les diverses écoles de droit s’y intéressent (NS QFT 34-35). Les occupants étrangers, tout entiers à leur quête de profits, détournent l’eau de son usage communautaire, modifiant la fertilité des sols et l’économie qui en découle.

De cette façon, l’espace d’activité traditionnel disparaît au profit d’une nouvelle organisation économique et sociale qui efface progressivement celle qui l’a précédée. Cependant, les références métaphoriques rappellent l’existence de cet espace premier d’autant plus qu’elles touchent à l’intime, à l’origine. C’est ainsi que la chambre sordide de Khalid à New York prend, par le truchement d’une comparaison avec les vers à soie du pays d’origine, un aspect plus accueillant : ’I peeped into a little room, a dingy, smelling box, which had in it six berths placed across and above each other like the shelves of the reed manchons we build for our silk-worms at home’ (AR BK 27) : we, our, at home signent l’appropriation d’une activité dont l’évocation évacue l’étrangeté du lieu où il se trouve. De la même façon, les fontaines à l’intérieur des maisons traditionnelles sur lesquelles les auteurs insistent abondamment sont aussi une réappropriation de l’eau détournée par les occupants étrangers. L’espace arabe volé réapparaît sur l’espace anglophone de la page du livre.