B – REAPPROPRIATION DE L’ESPACE.

L’un des traits majeurs de la littérature orientaliste consiste à taire la réalité contemporaine, actuelle de l’Orient qu’elle prétend représenter 1240 . Les écrivains arabes d’expression anglaise vont tenter de rétablir cette humanité vivante de l’espace oriental. Si Challis (SA L) utilise des cartes muettes, les écrivains arabes les font parler. Leur premier acte consiste à nommer et situer un nombre considérable de villes, villages, vallées, monts, fleuves … S’ils citent de nombreux écrivains anglais et occidentaux, il n’en va pas de même pour les sites : seules les capitales  culturelles, Londres, New York, Oxford, Paris ont droit de cité dans leurs textes (il existe quelques rares exceptions à cette tendance), comme si l’Occident se résumait à ces quelques phares . S’agit-il d’une réponse consciente à la négation de tout ce qui n’est pas d’intérêt touristique ou stratégique pour les Occidentaux? L’Occident est également réduit à trois états, l’Angleterre, les Etats-Unis, la France, alors que le Proche-Orient est sillonné par les personnages des textes du corpus : il n’est pas rare de voir un même personnage voyager d’un pays à l’autre : The Book of Khalid conduit le lecteur du Liban aux Etats-Unis pour revenir en Syrie, en Egypte – sachant évidemment qu’à l’époque, les délimitations étaient différentes 1241  : sont-ce seulement des traces du nomadisme arabe? Il convient également de remarquer l’importance accordée à l’onomastique. Certains lieux comme ceux de The Book of Mirdad portent des noms symboliques, cependant Milky Mountain est transparent. Outremer cherche la trace du nom d’origine (‘Gibelet (ancient Byblos, or Jbail as commonly named by the locals’) (NS O 49)). Si certaines cartes sont muettes, d’autres recouvrent les noms en rebaptisant les lieux : une autre façon de nier un lieu, son existence, son histoire (SA L51). Les occupations diverses, anciennes et contemporaines, ont pratiqué cette annulation d’une réalité préexistante (et continuent à le faire). La nomination des lieux dans les textes leur rend et leur assure une existence, une réalité.

L’autre fonction de cette insistance à préciser les noms de lieux consiste à donner des repères à des sujets plus ou moins flottants. A l’image de leur auteur entre deux mondes, les personnages font preuve d’une grande mobilité : il convient donc de tracer leurs déplacements pour les maintenir dans une structure (géographique, ici) alors que l’errance absolue dans un pays vide, non cartographié, tend non seulement à égarer le sujet mais aussi à engloutir sa trace (On se souvient comment Challis s’acharne à inscrire la trace de Tareq sur sa carte pour le piéger, le capturer (SA L 105-106) : le fonctionnement de Challis est pervers puisqu’il choisit une carte muette pour y inscrire une histoire dont lui seul détient la clé, en ne tenant précisément pas compte des lieux existants, de leurs liens mutuels et de leurs liens historiques avec Tareq).

On comprend mieux la nécessité de se réapproprier ces lieux, ces espaces qui détiennent une partie de la clé de l’identité du sujet :

La géographie est du côté de la perception, le paysage du côté du sentir. La perception est du côté de la science […]. Le paysage, à la différence de l’espace de la perception, est donné originairement. Plus précisément, il correspond à la donne originaire de l’être. 1242

Les écrivains recréent donc le paysage puis l’habitent. Dans le réseau ainsi créé, le sujet à quelque chance de retrouver sa place ou sa trace.

Notes
1240.

Brechet, Jean-Claude. Le voyage en Orient. p.15

1241.

Il conviendrait d’ailleurs de parler d’appartenance à une communauté culturelle, historique, linguistique, religieuse plutôt que de compartiments territoriaux définis par des frontières.

1242.

Besse, Jean-Marc. Voir la terre. p. 120-121.