c – Un espace idéal.

L’espace ainsi reconstruit revêt un caractère idéal. La terre s’y pare d’une végétation foisonnante (‘vegetation in full growth, luxuriant flora (NS OH 115)) à tous les niveaux du paysage construit auparavant. Des cèdres ou pins (EA LP) qui couronnent les sommets aux cyclamens et aux anémones (AR BK 49) plus délicats qui bordent les plaines, des gerboises (AR BK 59) aux crocodiles du Nil (GKG W) sans oublier les chameaux, le paysage est animé de couleurs, d’odeurs et de cris divers. Flore et faune sauvages côtoient la flore et la faune domestiquées, cultivées :

Outside the walls a mulberry plantation dotted with a few habitations, mostly farms, spreads over a hill which gently stretches down to the sea. On the walls, mulberry trees give way to cactus, wild fig trees and sand. (NS QFT 32)

Deux types de nature semblent s’opposer mais ils se complètent pour former un tableau plein :

The neighbouring hills are covered with the riches of vegetation : mulberry trees dominate, while carob trees, fig trees, citrus trees, and a number of other plants struggle to make room for themselves. (NS QFT 48-49)

Est-ce la hantise d’une terre recréée par les récits orientalistes, fascinés par les déserts et les constructions (en ruines pour la plupart) qui omettent la végétation existante? Est-ce un autre effet de la crainte de la dépossession coloniale – une terre non cultivée serait inhabitée, vacante, donc libre à prendre? Plus la menace (voire la réalité) de dépossession est grande, plus la flore est abondante, occupant le texte comme elle occupe le terrain. Ceci est notable dans les poèmes de Reja-e Busailah, poèmes de l’exil et de la terre occupée, où les orangers, les citronniers, les figuiers, les oliviers … sont identifiés aux forces de vie. Opposée à la nature figée de la représentation orientaliste ou colonialiste, qui fait tableau ordonné, la nature ici est vivante : les ruines anciennes ou encore fumantes sont envahies par la végétation : ’Nature had partly reclaimed this side of the town. Bushes and staplings had sprouted amid the rubble of fallen buildings’ (CG BP 102). On remarque que les plantes mentionnées sont des marqueurs culturels forts. Le cèdre symbole du Liban, les anémones et cyclamens d’Adonis, les figuiers de barbarie reconquièrent l’espace culturel en même temps que le terrain, en inscrivant la terre dans un contexte littéraire, historique… En effet, l’occupation étrangère en remodelant le paysage selon ses propres critères (en introduisant des pelouses au milieu du désert (EA BV), en modifiant l’équilibre des espèces avec la pratique de la culture intensive (AR BK 186)), impose de nouveaux signes culturels qui effacent ceux qui les ont précédés. Les autochtones suivent parfois l’exemple de ces coloniaux : à Beauty, la maison-village de Hammad Ezzedin, la pelouse est de rigueur. Néanmoins, cette conception étrangère du paysage végétal est réinterprétée grâce aux usages locaux (ou à leur absence dans le traitement de cette nature cultivée) :

The grass was regularly but not neatly cut, giving rise to scattered taller tufts of grass which broke the monotony of the green carpet. The rose bushes nearest the living-room were in full bloom but not expertly trimmed. Although the overall horticulture was the hall-mark of a poor gardener, the lawn’s half-wild and half-cultivated aspect highlighted a degree of natural unconcern, of carefree tranquillity. (CG BP 145)

L’absence de régularité devient une transgression des codes horticoles importés et la mono-tonie est brisée par le surgissement d’un autre code qui crée une bi-tonie. Cette transgression n’est en fait qu’un respect de la terre : on se souvient comment la pelouse des coloniaux au Soudan va à l’encontre des règles du bon sens et du savoir-faire local (EA BV 125-126).

L’abondance de la végétation donne à cette terre un aspect édénique que contredit partiellement le travail difficile des paysans qui s’acharnent à la rendre productive. (EA DM ; CG BP ; SA L99). Mais ce sont les images paradisiaques qui prédominent comme la Bekaa que Carl Gibeily assimile à l’Eden (CG BP 205) ou le Lebanon Paradise d’Edward Atiyah, paradis menacé au milieu de la tourmente politique. Il est intéressant d’ailleurs de remarquer le contraste entre la Bekaa et la Biosphere III , cité futuriste, sise au milieu du désert, Vallée de la Mort (CG BP 275). Ce n’est pas sans une certaine ironie que Faris Deeb assassine la jeune femme dans son verger de pommiers après avoir succombé à la tentation sans incitation (EA DM). Ce paradis, comme tout paradis, est perdu (occupation, exil…) et son évocation ne peut qu’être nostalgique :

In his ancient, cedar-shaded castle,
Night and day, Lebanus sits a-musing
Of the memories that bloom unnoticed
Every season at the feet of Sorrow; - (AR CM
43)

Dans ce poème intitulé ‘Lebanus’, l’évocation de ce paradis disparu emprunte un lexique végétal pour mieux le réinstaurer. Il y a désir de retrouver un avant (‘I promised to take her to Sayda, to the enchanted orchards of her youthful imagination.(NS QFT 60)) qui n’est que re-création idéale.

A ce paradis végétal correspond l’idéal de vie bédouin tel que le représente Toufiq. Pour lui, la vie au désert est un retour dans les pâturages divins (‘I go back to live in God’s pasture lands’(JIJ HNS82)) : on remarque qu’il s’agit d’un retour (I go back ; a return (JIJ HNS82-83)) et d’une re-création nostalgique d’un univers perdu si tant est qu’il soit autre chose qu’une création artistique. Ce n’est pas un des moindres paradoxes du discours de Toufiq que de proclamer une immersion directe sans médiation (‘we call a spade a spade : […] our enjoyment is direct and physical(JIJ HNS83)) et dans le même souffle, de se définir comme artefact : ’we are our own works of art’  (JIJ HNS83). Il en résulte que ce paradis idéal est tout aussi fictif que Biosphere III et qu’il concourt à une stratégie rétrospective de reprise de possession de la terre perdue. Le danger du recours à une flore nostalgique est de la fossiliser :

I am looking in pictures books for
sand roses : the desert thorns
are tamed by the camera. (EAd INH
88)

D’ailleurs, si l’herbe l’emporte sur les ruines, c’est pour mieux finir sa poussée dans un cimetière (‘Bushes and saplings had sprouted amid the rubble of fallen buildings, an unkempt cemetry adding serenity to the otherwise bleak and ghostly neighbourhood.’ (CG BP102)) ou dans un tableau  bien construit et obéissant scrupuleusement à un certain code esthétique : ’The lawn’s half-wild and half-cultivated aspect highlighted a degree of natural unconcern, of carefree tranquility. The two relics from the past in the centre added to this peace.’ (CG BP 145). Cette nouvelle tentative de reconquête de l’espace est, comme les précédentes, teintée de l’ambivalence de la bi-culturalité, s’essayant à trouver un équilibre entre deux forces structurantes contradictoires.