a – Un passé réinvesti.

Si l’Orient est le berceau des civilisations et des religions (AR CM 42), l’orientalisme et la colonisation risquent de le transformer en tombeau-musée, en paysage factice :

The Arab East seems to know the art of ruins ; these are always more impressive than were the original constructions. They have been shaped, always, by tragic forces. It is thanks to this strange architectural ensemble, which, with its own particular harmony and character, looks like the setting of an opera designed by a god, that we can envision the city as an epic tale, an eternally immobile army, a saga written with stones, an immortal place where mortals can tread. (EAD OCW 81-82).

Pour cette raison, les ruines et les souvenirs des dieux anciens sont investis d’une vie nouvelle et tissés dans la vie présente des individus. Baalbek, cité du passé, cité d’avenir (AR BK; CG BP ) est aussi cité du présent avec ses ruelles commerçantes, ses cris liés à ses activités variées, ses habitants et leurs préoccupations diverses (AR BK 16-18) . Petra, cimetière nabatéen et romain (YZ BDG 11), entre autres, devient la tombe d’Alex. Les châteaux des croisés qui ponctuent le paysage sont investis par de nouveaux habitants (SA L ). Si des tragédies anciennes y ont eu lieu, des drames nouveaux s’y nouent : Khalid amoureux de sa cousine Najma dans les ruines du temple de Vénus (AR BK), la relation destructrice de Rayya et Alex (YZ BDG ), la quête de pouvoir et de savoir des occupants de Beauty (CG BP ), l’histoire d’amour ratée de Ram au pied des pyramides (WG BSC )…

Les restes du passé ne sont pas réifiés (‘colossal things’ (WG BSC 192)) par leurs occupants contemporains comme ils le sont par les missions archéologiques omniprésentes dans les textes (SA L 137-138 ; YZ BDG ; KK CAB 71). Il ne s’agit pas de les isoler dans des musées mais de les inclure dans le quotidien présent. Mr Foster séjourne par deux fois dans des monuments anciens réhabilités :

I ran back to the dining room of the Rest House, a damp chamber carved in the rock, which had once been according to the guide book, a Nabatean customs house, but it seemed to be more like a tomb. (YZ BDG 4) ’ ‘ He was taking me to lunch at the best Arab restaurant, located in the ruins of an old Crusader palace by the sea. (YZ BDG 151)

Plus intimement mêlés encore, passé et présent le sont lorsque des fragments de bâtiments anciens sont remployés dans des constructions nouvelles (‘the builders must have helped themselves to the ancient ruins, for the main door was bordered by two pilasters which were obviously Roman columns.’(NS OH 301)) ou lorsque les signifiants de l’Histoire nomment  un aspect du quotidien matériel, comme les arrêts du tramway alexandrin (SR AS) qui, à force d’être apprivoisés, accaparés par le quotidien, finissent par perdre leur référence consciente au passé. Les bijoux des femmes sont également sortis de l’histoire (‘her necklace, a Nefertiti one made of brass and corals’(WG BSC197)):

I was wearing my favorite necklace of colored glass beads, carved stones, and bell-shaped metal ornaments, which I had bought from a tomb robber in a Beirut alley, who, in turn had found it intact in a Phoenicien tomb in Tyre. (YZ BDG 50)

On voit ici apparaître la continuité que l’Oriental tente de rétablir puisqu’elle a été interrompue par l’intervention étrangère quelle que soit la nature de celle-ci. Si le musée fixe les objets, leur remploi établit un lien entre passé et présent. Il ne s’agit pas d’un déguisement, d’un masque temporaire (YZ BDG50) mais d’un fil continu (AR BK 20) qui place le sujet dans une histoire où il trouve les repères nécessaires, indispensables, à l’articulation de sa propre histoire :

Here, under the decaying beauty of Roman art, lies buried the monumental boldness of the Phoenicians, or of a race of giants whose extinction even Homer deplores, and whose names even the Phoenicians could not decipher. For might they not, too, have stood here wondering, guessing, even as we moderns guess and wonder? Might not the Phoenicians have asked the same questions that we ask to-day : who were the builders? And with what tools? (AR BK 15)

Cette interrogation sur l’origine réapparaît dans Blueprint for a Prophet qui, sur le même site, cherche aussi à établir un lien de continuité entre présent et passé (CG BP chap. 5), malgré les métamorphoses , plus nominales que structurelles :

Nine of the original fifty-four monumental columns survived the turbulent centuries of the Levant, the Byzantine conversion of Jupiter’s temple to a Christian basilica, the Islamic metamorphosis of Heliopolis into a fortress, the Crusades and the Ottomans. (CG BP 159)

D’où l’importance de retrouver le signifiant d’origine :

Jupiter came from DIU PATER the father of gods. The commonly named Jupiter temple had been constructed, not to worship Jupiter or Zeus, but to revere Jupiter Heliopolitan – the Roman name for Baal, the father of Phoenician gods. (CG BP 159)

Le signifiant d’origine livre l’origine de la lignée symbolique à laquelle se rattache le sujet. De signifiant flottant, le sujet devient maillon d’une chaîne sur laquelle il s’articule. On comprend dès lors mieux l’importance que les écrivains attachent à la toponymie.

Remploi, réhabilitation, c’est-à-dire déplacement : une histoire en évolution, en devenir. C’est probablement ce que signifie le choix du roman historique de Nabil Saleh (montrer les ruines avant qu’elles ne soient ruines – que ce soit celles des châteaux et cités des croisés (NS O) ou celles encore fumantes de la guerre civile des années 1970-1980 (NS QFT) et celui de la science-fiction de Carl Gibeily (montrer les ruines du futur en train de se faire (CG BP). Etel Adnan dans ses réflexions pessimistes sur le Beyrouth d’après-guerre cherche aussi les traces d’une continuité, si ténue soit-elle :

The fact is the city is not dead, but simply disfigured. (EAd OCW 104) ’ ‘ It’s an exemplary city, a prototype for the future. (EAd OCW 1O9)

Cependant , en même temps, le sujet écrivant a conscience que ces ruines réhabilitées, réoccupées par ses personnages, ne sont que mots comme les paysages qu’il avait construits :

The books that I’m writing are houses that I build for myself. (EAd OCW 111)

Le tombeau d’Alex n’est pas tant Petra que le texte reconstitué de Mr Foster. La toponymie n’est peut-être tellement importante que parce que toute cette archéologie n’est que recherche de la langue originaire perdue (CG BP 212-213 ; AR CM 31) d’autant qu’elle est recouverte chez les écrivains bi-culturels par l’autre langue. Cette réhabilitation des ruines témoigne d’un désir de réhabiliter la langue d’origine dont les traces, mots, expressions, émaillent le texte anglais comme les ruines sont éparpillées sur les paysages textuels (AR CM 27-32 : ’In the Palm groves of Memphis’ ). Celui (ou celle) qui ignore cette langue et ses codes est exclu, comme Rayya qui visite la Vallée des Rois et se présente devant Pharaon avec ses bijoux de plébéienne (YZ BDG 49-50) : double transgression de l’étiquette mais aussi vol par effraction couvert (le bijou acheté à un pilleur de tombes (YZ BDG50)), la récupération du patrimoine linguistique, culturel, se fait par l’intermédiaire d’un étranger, de l’Autre, qui le vole, le transforme (par sa lecture, sa réécriture) avant de le remettre à son légitime propriétaire. Même s’il se réapproprie son patrimoine, le bi-culturel ne peut effacer les traces de celui qui l’a occupé avant lui, l’a pensé et écrit dans une autre langue qui l’a lui même façonné en partie. Dans la continuité qu’il tente de rétablir, demeurent toujours des manques et les pierres qui trônent dans les musées occidentaux sont autant de fissures (AR BK 15-183) irréparables, autant de trous dans le sujet qui le rendent instable et le poussent toujours plus avant pour compléter l’occupation de l’espace en partie dénudé. Les ruines sont à l’image du corps morcelé, corps osiréen qui fait sans cesse signe dans les textes des différents écrivains, corps qui demande à être reconstitué : le travail de la quête qui pousse le sujet d’un pays à l’autre afin de retrouver les morceaux épars (JIJ HNS; WG BSC; AS ML ) , la quête qui contribue à déchirer davantage le corps (MN BM 18-22-55) avant d’accepter la ruine, la mutilation du corps comme constituante du sujet (‘this scar on Edna’s face […] made her more real and an individual.’(WG BSC36)). La ruine permet au paysage originel de reprendre ses droits en l’incorporant et en la liant à d’autres ruines, puzzle géant jamais totalement terminé puisque de nouvelles ruines surgissent sans cesse : le sujet en devenir à chaque étape de sa constitution se voit contraint d’accepter de nouvelles pertes, de nouvelles fissures, pour ne pas disparaître étouffé, enfermé sous le poids des strates de son histoire.