c – Un espace en activité.

Les descriptions des maisons traditionnelles comprennent tous les constituants du paysage repeuplé : environnement naturel, éléments architecturaux et activités quotidiennes. Réintégrer les ruines dans son histoire, réinstaller l’individu dans son architecture traditionnelle ne suffit pas, si cet individu est oisif. Le paysage ne peut être vivant que s’il bruit d’une activité économique ou sociale.

C’est ainsi que le paysage, s’il est découpé par des lignes de perspective que régissent différents codes esthétiques, est avant tout structuré par des terrasses (SA L 154) et des murs de pierres sèches (AR BK 183 ; EA DM), signes du travail de la terre.

Pour Khalid, l’amoureux de la nature naturelle, toute intervention humaine est insupportable, en ce sens qu’elle dénature, défigure, détruit l’équilibre :

Alas, my lusty grass and my beautiful wild flowers do not enjoy the morning of Spring. Here, the ploughman comes, carrying his long plough and goad on his shoulder, and with him his wife lugging the yoke and her boy leading the oxen. Alas, the sun shall not set on these bright, glowing, green terraces, whose walls are very ramparts of flowers. There, the boy with his scythe is paving the way for his father’s plough; the grass is mowed and given to the oxen as a bribe to do the ugly business. And all for the sake of the ugly mulberries, which are cultivated for the ugly silkworms. Come, let us to the heath, when the hiss of the scythe and the “ho-back” and “oho” of the ploughman are not heard. But let us swing from the road. Come, the hedges of Nature are not as impassable as the hedges of man […]. How different are these natural hedges, growing in wild disorder, from the ugly cactus fences with which my neighbours choose to shut in their homes…(AR BK 186)

Malgré la condamnation esthétique (ugly) et l’apparente apologie du désordre naturel (wild disorder), le travail humain qui sous-tend ce paysage est implicitement reconnu et loué (these bright, growing green terraces, whose walls are very ramparts of flowers ) : la nature est colonisée et structurée par l’homme. Si les personnages d’Amin Rihani peuvent défendre un espace naturel vide d’activités humaines, c’est que cet espace n’est pas menacé. Dès qu’un danger se profile, l’espace en question perd aussitôt son intérêt purement esthétique et poétique et se voit investi d’une valeur économique et sociale. L’Irak menacé par les états occidentaux se couvre de peintures murales à la gloire de ses travailleurs (‘murals depicting the usual glorification of Iraqi workers and farmers looking healthy and happy’ (SKA OD 86). Tous les textes correspondant à des époques coloniales ou des périodes de conflits recourent à cette mise en avant du travail de la terre pour en souligner l’appartenance. The Lord insiste sur le travail de la terre (SA L 99), sur les fêtes qui y sont liées (SA L 109) alors que cette même terre est convoitée par l’Autre, l’ennemi (SA L 177-178). Si la terre perdue est édénique, cet éden inclut l’homme et son travail :

On clear nights, as we went down the terraces of the Valley of Bethlehem, I could not heLP wondering what diabolical irony made of such a lovely place, thick with olive trees, the scene of our ill -equipped defiance of hate. Where the angels had appeared to the shepherds two thousand years ago to sing of joy and peace to them, we daily faced the ever-spluttering messengers of death .(JIJ HNS 11)

Culture (olive trees) et élevage (shepherds) sont des constituants indispensables de ce paradis terrestre. La guerre, l’occupation, détruisent, annihilent ce travail de l’homme sur la terre, cette relation à la terre qui lui donne sa place dans la structure sociale. Les premiers exilés de Jérusalem cherchent d’abord refuge dans les vergers, les vignobles et les oliveraies voisins (JIJ HNS 12) afin de maintenir ce lieu structurel. A propos d’exil, n’est-il pas intéressant de noter les signifiants déracinement et uprootedness qui le désignent ? Rayya déracinée qui porte en elle la terre perdue se dit être un arbre cultivé : ‘I am the olive tree on the hills of Palestine (YZ BDG 157). Dans la folie meurtrière de la guerre civile au Liban, les villageois d’Ashtin continuent à cultiver leurs prunes (CG BP chp.3), celles-là même qui arrivent sur la table des espions de Said K. Aburish.

La culture de la terre délimite, structure l’espace ainsi que le sujet. Qu’un élément extérieur modifie l’équilibre (‘eccentric(EA DM22)) en utilisant la terre à d’autres fins qu’agricoles (l’actrice qui se baigne dans le verger (EA DM)), le sujet se trouve totalement déstabilisé (Faris Deeb tue la jeune femme qui transforme le lieu de travail en lieu de plaisir : ‘I have a good mind to give her a thrashing […] ; she deserves it even more than an apple thief would have done’(EA DM22-23)). Esthétiser la terre (‘although he had little poetry in his soul, the beauty of this secret, natural vision in its setting of moonlit water among the rocks and trees had a magic which overwhelmed him’(EA DM 23)) représente une forme de transgression immédiatement sanctionnée. Qu’Amin se mette à peindre la pastèque, le sang perd sa valeur métaphorique (‘if it isn’t redder than blood don’t take it(EA BV 185)) pour devenir réalité (un paysan est tué : ‘a lot of blood came out of his mouth’ (EA BV 19)).

Entre deux manières d’appréhender la même terre, l’écrivain bi-culturel brouille les limites en utilisant l’esthétique poétique à des fins idéologiques. La pastèque d’Amin devient, sous la plume du narrateur, métaphore politique. On passe ainsi d’une vignette esthétique à un pamphlet polémique sur la colonisation :

The glistening green spheres of the giant water-melons, held in nets of palm-rope, drooped heavily on either side of the little donkeys, like a collection of verdant worlds most inappropriately placed on the shoulders of the least Atlas-like among beasts of burden […]. The man replaced the chunk in its shaft, as though returning a few thousand cubic miles of Africa into its position on the globe after a brief removal, and slammed the crust in. (EA BV 184-185)

L’auteur bi-culturel, par son utilisation de codes esthétiques orientalistes ou occidentaux, renverse la tendance idéologique.

De la même façon, l’artisanat a tendance à s’artificialiser :

Tareq had been born in a house whose aesthetic was to become the most elitist of all – but 50 years later. […] Interior decorators were to make their fortunes by turning palaces on the coast into expensive approximations of a peasant home. (SA L 32)

Mais les textes le replacent dans son contexte utilitaire. Si Brian Flint décore sa maison de couvertures bédouines plutôt que de tapis persans, trop connotés orientalistes, le signifiant rigged (‘his three-room house was rigged with the handiwork of Arab and Kurd’ (JIJ HNS 114)) en signale néanmoins l’inauthenticité. Dans les autres intérieurs, le rappel de la provenance de l’objet (‘the round damascene wood table’ (RA SS 14);‘the dark green Gaza rug’(RA SS 16) se fait presque naturellement : un qualificatif parmi d’autres. Cependant, sa présence est une manière d’insister sur l’adéquation de l’objet à son lieu d’utilisation : ailleurs, on déplore les copies d’objets occidentaux (‘What I should like to see […] is some attempt to make things in a new way but with an African inspiration – new things growing up from our own soil and suited to our sky’ (EA BV 221)) qui causent la disparition de l’artisanat local (‘one of the straight-backed wooden chairs that were still made in every market town at the time(SA L 31)) : l’arrivée massive d’objets occidentaux vide les intérieurs de leurs objets traditionnels, modifie gestes et habitudes et place le sujet dans une autre relation à son environnement. La reconquête du terrain passe donc par le ré-ameublement des maisons. Soraya Antonius décrit avec un luxe de détails les ustensiles d’avant en signalant leur usage (SA L13-14 ; 154…) et leur valeur marchande relative (SA L 138).

S’il y a nostalgie à faire revivre ces objets disparus ou en voie de disparition, le réalisme n’est pas absent pour autant. A l’inverse des représentations esthétisées, ces instantanés de la vie quotidienne, ne font pas abstraction des détails désagréables.

Le contexte où sont représentés ces objets est parfois conventionnel, artificiel quand il s’agit de soukh , image rabâchée par les auteurs occidentaux. Ainsi Edward Atiyah présente-il une image paradisiaque d’une nature libanaise généreuse, composée à la manière de ses paysages ordonnés et classifiés dans les schémas esthétiques anglais :

The newly arrived grapes, picked at dawn in the vinegards, lay in their heaped cascades of amber, wine-red and pale transparent green ; the pyramids of pears and peaches oozing with their ripeness, the green figs with their little nectared red navels; the prickly pear, succulent inside its coarse, forbidding hide… And behind the fruit, the mounds of glazed purple-black aubergine, and glazed green pimentos and giant tomatoes. (EA LP 65)

A l’ordonnance, à l’ordre, des lignes géométriques vient s’adjoindre ici un réseau d’allitération et de consonances qui ajoutent des effets stylistiques à la composition de ce tableau bien agencé. Les costumes colorés des personnages qui avaient été décrits auparavant renforcent la dimension picturale de la scène – ainsi que sa dimension folklorique, orientaliste. Jabra Ibrahim Jabra (JIJ HNS), Nabil Saleh (NS QFT) et surtout Sonia Rami (SR AS) montrent le désordre, la cacophonie, la saleté. Si un ordre semble prévaloir (‘tall dark policemen […] manoeuvred the milling process with arms going up and down and sideways with the elegance of ballet dancers’ (JIJ HNS21)), le désordre surgit dans des associations ambiguës (‘Women passed by, mostly in black abas. They walked through the commotion with the elegance of mannequins and the dignity of nuns(JIJ HNS 19)). De la même façon, les fêtes familiales ou religieuses (naissance, circoncision, mariage, fin de Ramadan, moissons…) sont partiellement idealisées mais des détails bassement matériels les réinscrivent dans une réalité sociale et économique :

One young fool chipped in with the price of a rutl of rice, suggesting that “at least 2 would be needed for the stuffed , and as they had ten sheep that would mean…” […] “A feast like that and they would only use 20 rutls of rice? You think they are shinflints? At least 5 rutls per sheep, at least…” (SA L 138)

Les bains sont représentés de manière double par Jabra Ibrahim Jabra. En y introduisant un personnage occidental, il joue avec les conventions orientalistes. Ce n’est pas sans une certaine ironie qu’il en rappelle la sensualité (‘They expressed men’s love of sensuous abandon by alabaster troughs while, in a voluptuous mist, philosopher and merchant, pimp and angel, found communion in nudity, water, and conversation.’ (JIJ HNS 35)). En introduisant des références culturelles occidentales (‘out of the dark imagination of a gothic […] mind Piranesi, Satyricon…’(JIJ HNS 36-37)), il les situe dans un contexte littéraire ou quasi mythique (‘Baghdad of Haroun-al-Rachid’(JIJ HNS 35)), étranger au réel des corps qui n’ont rien en commun avec ceux d’éphèbes (‘a man, all bones and flaccid skin and stooping with age, was weighted by a hideous large swelling under his groin…’ (JIJ HNS 37)), et coupé d’une matérialité dans laquelle bain signifie aussi et surtout savon, serviette etc. (‘having secured our loofas and cakes of soap’(JIJ HNS 36)). Le qadi Abu Khalil utilise les bains dans leur fonction sociale (‘A place to see people, and be seen by them, and to sense where one stands in the social scale and in the favour of the mighty ones, is the public hammam of Bab al-Serail’(NS QFT 133)). Chez Nabil Saleh, un paragraphe suffit à donner une idée des bains, alors que plus de deux pages sont consacrées aux ragots et morceaux de conversations surpris en passant.

Dans ces étapes obligées que sont les soukhs, les hammams, les écrivains bi-culturels hésitent entre orientalisme et réalisme. Déchirés entre leur sentiment d’appartenir à une culture inférieure et leur désir de la réhabiliter, ils ne peuvent cependant accepter une image idyllique trop proche de celle qu’un colonialisme culturel a fabriquée au détriment de la réalité. L’inadéquation de la prise en main de l’espace par l’Autre leur permet d’accepter ce qu’ils considéraient négativement. Vues de Zamalek, la crasse et la pourriture de Bulaq sont insupportables (SR AS). Pour la narratrice d’Antiquity Street nier leur existence consiste à nier une partie d’elle-même, partie trouble, non conforme à l’image occidentalisée qu’elle veut donner. Accepter de franchir le pont Abou’Ela ne signifie pas rompre mais, au contraire, relier les deux parties d’un sujet divisé. Socialement, il s’agit de réarticuler deux compartiments, deux strates, de la ville qui ne peuvent exister l’un(e) sans l’autre. L’écrivain bi-culturel sait que Zamalek n’est qu’une illusion, un mirage, si Bulaq ne rétablit pas un équilibre. Bulaq (ou la saleté de certains quartiers de Bagdad (JIJ HNS 41)) représente le corps malade, souffrant, morcelé, qu’on ne contourne pas par des métaphores ou des effets de style. ‘“At least » , he said commenting on it [=the dirt in Rashid Street], «  it’s authentic. There’s no gargling of facts here […]. Garbage is an essential part of humanity”.’ (JIJ HNS41). Sa réalité s’impose à l’écrivain. En réoccupant l’espace, s’il ne veut tomber dans le piège orientaliste, il lui faut rendre compte de cette souffrance. Si ses villes et ses quartiers sont une mosaïque sans ordre apparent d’où s’élèvent une cacophonie indéchiffrable (JIJ HNS18-19) et une odeur épouvantable (SR AS), c’est qu’il y lit son morcellement, son éclatement en tant que sujet. La nostalgie qu’il éprouve pour un ordre révolu n’est autre que son aspiration à une unité originaire dont la perte est accentuée par son éloignement du  berceau  d’origine.

Repeupler les espaces vidés par la représentation occidentale ne consiste pas à remplacer ses types  littéraires (ou picturaux) par d’autres types, tout aussi caricaturaux. L’écrivain arabe d’expression anglaise ne peut qu’en indiquer les fissures, les failles. S’il montre Beyrouth débordant d’activité à l’époque d’Abu Khalil, il ne peut le faire que parce qu’un mur est tombé lors de bombardements, pour livrer le journal du qadi : la faille proprement dite ne peut être exprimée, mais tout le texte tourne autour d’elle pour montrer où elle se situe. Si Edward Atiyah s’emploie à construire un tableau aussi plein (EA LP 65) c’est qu’à côté du Lebanon Paradise s’élève le camp de réfugiés qui fait apparaître les clivages d’une société qui se berce d’illusions. Mais le jardin de fleurs (selon la métaphore utilisée par la famille Batruni (EA LP 8-9)) éclate avec les choix individuels et inédits de Violette liés à cette présence nouvelle. L’ensemble des textes, en tentant de reconstituer la cohérence de l’espace ne parvient qu’à désigner cette fissure qui est constitutive du désir d’écrire puisqu’elle est la projection de la faille dans le sujet