a – Rêves croisés.

Ville et campagne représentent l’une pour l’autre un désir d’altérité. Elles s’opposent presque totalement. Pour les citadins qui travaillent à la ville, la campagne est lieu de villégiature. Alors que toute sa famille profite de la fraîcheur de la montagne, Emile occupe ses journées dans sa clinique de Beyrouth :

Emile left Beirut a few minutes before seven. It had been a hot, sticky day in the town, and the road leading to the summer resorts in the mountains swarmed with the powerful American cars of the city’s business and professional population, racing back to coolness and the card-tables after a day’s work. (EA LP 40)

Ces migrations pendulaires estivales des Beyrouthins sont quotidiennes pour les Londoniens : Peter Mason vit dans une banlieue alors qu’il travaille en plein centre de Londres (EA TL). Les campagnards, à leur tour, considèrent la ville comme lieu de vacances : l’oncle de Ram vient régulièrement de Haute-Egypte au Caire pour y prendre du bon temps (WG BSC pt 4). Ce chassé-croisé correspond à un désir d’ailleurs généralisé. La ville, lieu de travail, est aussi le lieu de l’ordre, du pouvoir, de la Loi ; y résident les rois, les gouvernants, les maîtres (GKG F ; SA L; EA BV…) et le regard de l’Autre (EA LP) qui fait barrage plus que la Loi.

La campagne offre des possibilités de transgression. Ainsi Mahmoud, tenu par la coutume qui fait Loi en ville sous le regard du père, du professeur, la transgresse-t-il en déflorant Badriya lors d’une escapade à la campagne :

Here she was not a woman of the harem […] but a lovely girl of the fields […] in this bed of nature, ripe and tender in the young morning and the young summer. […] The joy of this secret love stolen from a traditional marriage, smuggled night after night across the hotel passage, behind the back of the old customs, filled the nights with sweet magic and the days with severe contentment. (EA BV 104)

Inversement, le villageois recherche le plaisir à la ville :

And was Baghdad a big city ? I had asked someone in Damascus. “It certainly is”, came the answer. “There are fourteen cabarets in it”. (JIJ HNS 6)

Faris Deeb (EA DM), l’oncle de Ram (WG BSC 172-173) fréquentent salles de jeu, bordels, cabarets dès qu’ils ne sont plus exposés ni soumis au regard de leurs concitoyens. L’éloignement crée les conditions d’un sentiment d’impunité qui disparaît au retour. Le passage de la campagne à la ville inverse la réalité quotidienne. D’une vie diurne (le travail agricole a lieu pendant la journée (SA L 55) on passe à la vie nocturne. Faris Deeb attend de longues heures avant de pouvoir se rendre au cabaret tripolitain (EA DM 27; 38; 42) : cette inversion crée les conditions de la transgression des codes normaux. Faris Deeb, le pingre, dépense son argent sans compter au cabaret (EA DM). Emile, parce qu’il poursuit son travail en soirée, trompe sa femme (EA LP). D’autres désirs sont liés au passage de la ville à la campagne. Si les citadins quittent la ville pour la montagne ou la mer, c’est à cause des miasmes et de son insalubrité saisonnière (‘The humidity brought to shore by the southerly winds was driven back by the cooler foothills and returned to lie like a miasma on the houses of the city.’(SA L 166)). Cet aspect temporaire renforce d’ailleurs le désir de transgression, de renversement (‘They were free […]. It was […] a holiday […] from polishing and scouring, beating carpets and recarding mattresses.’(SA L 166)). Les villageois quittent leur campagne pour échapper à la maladie, à la mort qui les guettent à cause de la pauvreté, de l’absence d’hygiène et de moyens pour l’améliorer (EA BV 186-191). La ville représente pour eux un confort synonyme de modernité (SA L 54) et d’avancement social contre le conservatisme et l’immobilisme des villages (EA BV 187-188) :

“When I am little older, I go away from home. I go to Beirut and work in hotel there.”
“Just to escape from your father?”
“Yes, and I get more money in Beirut
.” (EA DM 15)

On remarque à nouveau le désir de transgression : échapper au père et aux normes sociales qui régissent la hiérarchie du village.

Si cette opposition existe nettement entre ville et campagne, on la retrouve aussi entre différents quartiers d’une même ville. Sonia Rami montre clairement le fossé entre Zamalek et Bulaq où se trouve Antiquity Street   : deux quartiers, deux mondes que tout sépare. Mais à la première occasion, les habitants de l’un ou de l’autre franchissent le pont – lieu de passage certes, mais avant tout signe de la coupure, de la transgression que constitue ce passage. L’autre côté est investi d’un désir et d’une crainte : désir et peur de l’altérité. Alex et sa maîtresse sont soumis à cette tension de désirs contradictoires, représentative des tensions qui régissent les rapports entre les deux quartiers et les classes qui les habitent. Il est vrai que les pauvres ne traversent le pont que lors des jours de fête et dans certaines limites. Lorsque la maîtresse d’Alex prend le chemin opposé, elle sait aussi qu’il ne s’agit que d’un moment volé à sa vie de Zamalek et à ses normes ; vacances,  donc également. Ou s’agirait-il d’une vacance du pouvoir, de la Loi ? Son père malade est soumis à son serviteur. Faris Deeb échappait au regard de son père de toute façon dépossédé de son statut de Loi. Emile trompe sa femme alors que le mari de sa maîtresse est réduit à l’état de corps souffrant sans parole et que son (beau-)père ne voit pousser que de mauvaises herbes dans son Jardin de Fleurs sans savoir ni pouvoir réagir. Vacances ou suspension temporaire de la Loi, puisqu’à Bagdad, dans le bordel, les lois qui régissent les comportements dans le reste de la ville ne sont plus opérantes (JIJ HNS 23-26). Bagdad, comme Le Caire, offre des contrastes saisissants (JIJ HNS 21-23 ; 123), ce qui permet aux individus de traverser, transgresser provisoirement pour reprendre ensuite leur place dans leur espace d’origine, non sans y laisser quelques plumes : cependant malgré l’apparence, le retour est impossible. Le signe de la transgression est inscrit de manière indélébile : les mains de Faris Deeb portent les traces de sa transgression (EA DM).

Les villes sont soumises à ce jeu de rêves croisés, de migrations qui répondent à des désirs d’ailleurs. Le Caire et Alexandrie représentent l’exemple binaire le plus connu. Jaffa et Jérusalem sont opposées de la même manière par Soraya Antonius :

Jaffa at the turn of the century. Nothing really. […] However glorious their past, none of the cities of the coast from Antioch to Alexandria , can show much man-made physical beauty or unity, as though the desert, the wilderness, were necessary to compress builders’ souls, to crystallise the jewelled facets of Jerusalem and Cairo and Damascus. (SA L 11)

Soraya Antonius considère ces cités dans une opposition (mer-côte-désert) alors que le contraste entre Le Caire et Alexandrie relève le plus souvent du rapport des deux villes avec l’Occident. Ces deux types d’opposition apparaissent fréquemment sans s’exclure. Une même cité peut être considérée sous les deux angles d’approche : Bagdad participe à la fois du rêve occidental et du rêve arabe , entre modernité à l’occidentale et désir de retour aux sources arabes (celles du désert) :

The streets were a mixture of the old and new, London-style double-decker buses stopping dead to allow beasts of burden to cross the street. Noisy, narrow, unpared streets where the smell of meat and spice was choking and noisier eight lane modern highways within a stone’s throw of them. […] It was a lovely city that hugged the Tigris on both sides, even the occasional sandstorm confirmed the place’s identity and reminded me of where I was. It was, I guess is, a proud city which could not but touch the hearts and minds of believers in Arab dreams. (SKA OD 68)

Le désert et le sable menacent la vie : aridité, ensablement (EA BV 105; JIJ HNS47-48), poussière envahissante (SKA OD 89)… Malgré les fleuves majestueux, le sable semble l’emporter (EA BV 119). Betty Corfield à son arrivée au Soudan ressent le poids mortifère du désert :

They had been going for two hours in the flat, void inferno. […] She saw nothing. Only the gliding sand had become still, more dead than before. […] She still saw nothing but sand and telegraph wires; on a telegraph pole a vulture perched. […] A gust of glare and scorching wind – as though she had opened a furnace door – smacked her back into the compartment. She waited for a moment blinded, blistered […]. That was the station, and between it and the horizon rolled the ocean of sand, mimicking water here and there with a sardonic blue glaze, shimmering in streaks between sand and sky. (EA BV 160-161)

Le désert semble gagner sur la ville qui retourne au sable primitif :

Baghdad had decayed before it betrayed the signs of a new grouth. The soft brick of the great structures of the Golden Age had fallen to dust centuries ago, and the desert had reclaimed the vast areas irrigated and taken for the Paradise of Eden. (JIJ HNS 35-36)

Si le désert est porteur de mort, il est également purificateur. Khalid quitte la ville et la maladie pour retrouver la santé au désert :

Into the desert, therefore to some oasis in its very heart, we shall ride. […] And you will be to me an aura of health, which I shall breathe with the desert air, and in the evening breeze. Yes, our love shall dwell in a palace of health, not in a hovel of disease. (AR BV 158)

A la pureté du désert s’oppose la corruption physique, mais aussi morale de la cité. Toufiq défend les vertus du désert face aux vices de la ville (JIJ HNS 81-90) : simplicité, honnêteté, courage, dépouillement, le désert n’offre pas de prise aux illusions, aux mirages de la ville. Toufiq va jusqu’à prétendre que la vie au désert exclut le désir au profit du besoin (‘We call a spade a spade : […] our enjoyment is direct and physical.’ (JIJ HNS83)). En toute logique, le désert qui ronge la ville devient forteresse : ‘The desert is our stronghold : it is our bread and water.’ (JIJ HNS 83). Il devient surtout la métaphore d’un mode de vie en train de disparaître au profit d’une civilisation urbaine marquée par l’Occident parce qu’elle y est plus exposée :

The Arabs lost their force and drive only when they settled in the cities they had conquered. They were softened up by the luxury of the infidel. (JIJ HNS 83)

Cela nous ramène à l’opposition entre cités plus ou moins occidentalisées. On voit avec le qadi Abu Khalid l’ébauche d’un désir quand il est invité par Mr Saba, représentant du consulat britannique, avec la suggestion d’une transgression dans le regard qu’il porte sur les babouches rouges de Mme Saba (NS QFT 44), élément qui fait retour chaque fois qu’il est question de Mr Saba et de sa maison. La ville occidentalisée ou les quartiers occidentalisés attirent par leur modernité, leur ordre, leur apparente structuration, leur propreté, leur hygiène (‘the straight, perpendicular, disinfected thoroughfares of modern cities in the West’ (JIJ HNS 42)) : illusion sans doute renforcée par l’étroitesse, l’obscurité, le bruit, les odeurs des cités anciennes sur lesquels insiste longuement Sonia Rami. Mais ce qui attire davantage, c’est le mirage de liberté, d’ouverture, à nouveau le désir de transgression.

Ce constant regard vers l’espace opposé semble être lié, chez les auteurs arabes d’expression anglaise, à leur désir d’Occident, désir mis en scène par plusieurs d’entre eux : depuis Khalid qui part avec son ami Shakib aux Etats-Unis, toute une série de personnage rêvent du voyage en Occident, alors même que les Occidentaux représentés dans les textes rêvent d’Orient (Brian Flint (JIJ HNS 40, Betty Corfield (EA BV), Anna Winterbourne (AS ML ))…Ce double désir qui correspond à l’expérience double de la bi-culturalité se manifeste donc dans cette opposition entre les espaces contrastés, investis de qualités positives ou négatives, selon le côté où le sujet se place. Ce désir est exprimé par Jabra Ibrahim Jabra qui en souligne l’impossible réalisation et l’aspect imaginaire :

When you arrive in a big city […] the streets are crying out to have you walk in them, and you feel an air of expectation about the city as if all these years it had been decking itself out for you benefit. You want to rush out and see it all in an hour; and within that hour are compressed the adventures of your dreams. (JIJ HNS 6)

Car le rêve est loin d’être réalisé.