b – Rêves contrés.

Lorsque l’un des employés de l’hôtel où Jameel Farran est descendu à Bagdad retourne dans son village, dégoûté par la ville, il se tranSFOrme complètement : de va-nu-pieds (JIJ HNS20), il prend une apparence princière (JIJ HNS56) parce qu’il ne veut pas reconnaître son rêve brisé devant les autres villageois (‘That’s how I want my friends to see me when I arrive in my village. They’ll probably envy me. They won’t know I’ve had enough of this city.’(JIJ HNS56)).

La confrontation avec l’altérité se transforme souvent en cauchemar. Faris Deeb à Tripoli, loin de son village est manipulé, trompé par les citadins qui repèrent immédiatement en lui un pigeon à plumer : ‘a donkey from the mountains, but laden with gold’(EA DM51). Faris Deeb, si avisé, si prudent dans son village, perd toutes ses qualités lorsqu’il se trouve face à la danseuse de cabaret. Sa lecture de la ville est entièrement erronée : malgré une conscience diffuse de la véritable nature de la danseuse (‘They were both property […]. Both for sale’ (EA DM 21)), il ne peut s’empêcher de la magnifier, de la déifier (‘The queen of the cabaret… a divinity…the goddess’(EA DM45)). Ce faisant, il tente d’inverser le rapport entre citadin et villageois : ‘he would make these townsmen jealous(EA DM45)). En tant que villageois, il sait que les citadins ont un regard négatif sur son monde. L’opposition se résume, la plupart du temps, en deux termes : ‘rough’(EA DM21) et ‘sophisticated (EA DM18)). L’éloignement du village (‘remote’(EA DM5)) est plus métaphorique que géographique. Le village est considéré comme lieu de retard mental (‘Anything like that was almost bound to take place in the hills, people there were backward and credulous and easily taken in’(SA L 138)). Le villageois est considéré comme un enfant qu’il faut initier aux arcanes de la ville : l’oncle est remis entre les mains de son neveu (WG BSC ) et l’on voit les rôles, les relations symboliques, s’inverser. Ceux qui sont initiés à la ville prennent de l’ascendant sur les autres. Le village est souvent représenté comme lieu de mort : pauvreté (EA BV 186), absence d’hygiène (EA BV 191), précarité (EA BV 188), lieu de mort physique mais aussi psychologique : absence d’éducation, enfermement (AR RF). Le village représente une sorte de disparition, d’annihilation comme la route qui y mène se transforme en poussière :

They followed the road for about ten minutes, and then came to a dusty lane which branched off to the left and into a pine forest. […] The lane degenareted into a path […]. No human life was visible, although the occasional lowing of a cow could be heard […]. They walked on. The path was too narrow for two, and she followed him through shrubs of thorns and thistles, and into the shade of the forest . (RA SS 178)

Il y a là une marche régressive du sujet vers une absence de structuration spatiale et langagière. D’où le caractère ambivalent de cet espace à la fois méprisé et désiré pour des raisons tout aussi imaginaires les unes que les autres. Le mépris est motivé par un refus de la part du sujet de cette partie de lui-même non polie, policée, par son contact avec ce qu’il considère comme supérieur, du côté de la maîtrise, du pouvoir : refus de l’origine considérée comme une tache qui empêche de se fondre dans le nouvel environnement – ce qui implique non seulement un déguisement costumier mais un déguisement de la langue (accent) et de la culture (accentuation de l’allégeance à d’autres modèles culturels). On trouve des contre-exemples avec Toufiq (JIJ HNS ), Akram (RA SS) qui accentuent leur appartenance rurale ; mais cette exagération du trait tourne à une caricature de ce qu’ils revendiquent et fait ressortir leur désir profond d’appartenance à la ville : de cette manière, ils font le jeu des détracteurs de la campagne au lieu de les convaincre. Toufiq n’est en fait qu’un citadin cynique. Que ce refus est lié à l’origine apparaît nettement dans plusieurs constats de Soraya Antonius (‘The mountain he was headed for was not so backward as to be deprived of great names […]. They spent, indeed, little time in the places that gave them their importance and led to their inclusion at the silly orangey-red dinner-tables […]. Because these places of origin were pretty sleak even compared to Jerusalem or Damascus.’(SA L 139)) ou de Jabra Ibrahim Jabra (‘Cities thrive at the expense of the countryside, for away from the real sources of human energy.’ (JIJ HNS 81)).

Ambivalence de ce mépris qui a une autre face : un désir de retour à cet état imaginaire d’indifférenciation où rien ne serait problématique. Akram fuit la ville pour son refuge du bout de la route pour échapper aux problèmes (RA SS ), comme Khalid (AR BK) ou Tareq (SA L )… La campagne est aussi présentée comme un paradis – n’y est-il pas souvent question de vergers (EA DM ; CG BP ) ? Il s’agit à ce moment-là d’un retour aux sources, repérable dans l’abondance de descriptions de paysages, d’espaces non urbanisés, non structurés (même si la langue et le code esthétique les structurent, ils sont donnés a priori comme espaces naturels) : nature paradisiaque d’avant la Chute, d’avant l’obligation par le sujet de devenir acteur dans ce décor de rêve

Que l’herbe n’est pas plus verte de l’autre côté de la colline, et surtout pas en ville, est une constante de ces fantasmes citadins qu’entretiennent les villageois. La ville n’est pas ordre, structure, comme ils l’avaient rêvé. Elle est cacophonie (NS QFT 31; JIJ HNS 19; RA SS 32) saleté (SR AS ; CG BP ; NS QFT), promiscuité (AKS), corruption, vices (AR BK 8; EA DM ; CG BP ). C’est le règne de la distorsion de la réalité : on n’y reconnaît pas les princes des va-nu-pieds (JIJ HNS) et les nouveaux riches y sont légion qui essaient de se fondre parmi les vieilles fortunes (NS OH 115). Lieu des espions (SKA OD) et des aventuriers de tout poil, la ville est le domaine du factice, avec ses propres codes. La courte nouvelle de Kahlil Gibran, ’God’s Fool ’ (GKG F 5), met en scène un homme du désert qui arrive à la ville où il interprète tout à contresens parce qu’il lit tout à travers son désir imaginaire : une auberge devient à ses yeux le lieu d’un banquet offert par le prince ; expulsé parce qu’il ne paie pas son repas, il prend les gardes pour des nobles qui l’honorent, le juge pour le roi, les plaidoiries pour des discours de bienvenue et sa punition publique pour un hommage public. Il est dit : ‘They understood not his language nor he their language(GKG F 5) et il est dit aussi que la ville s’appelle Sharia , c’est-à-dire la Loi. L’homme désigné tout au long du texte comme le rêveur (‘a man who was a dreamer’ (GKG F 5)) est incapable de saisir la différence de codes entre son désert et la ville, comme Faris Deeb au cabaret. La raison en est qu’ils projettent leur imaginaire sur la réalité mais qu’en outre la ville se drape dans ces atours imaginaires pour (se) masquer son propre désordre. Dans les villes, il y a toujours une vitrine ordonnée, propre, clinquante qui disparaît dès qu’on passe un coin de rue et qui laisse voir l’envers du décor (‘You did not have to go far down such a lane to discover the senility of the houses the decrepitude…’(JIJ HNS 123)). Mais la vitrine s’impose à l’étranger qui se croit obligé de s’adapter, d’adapter sa façon d’être à cet environnement. Faris Deeb au cabaret s’efforce de se comporter comme il pense qu’on doit se comporter dans un tel lieu, ainsi qu’en témoignent des expressions telles que ‘assumed indifference’, ‘pretending’, ‘maintaining a solid outward calm’…(EA DM16-17), de l’ordre du déguisement, du factice. Factice contre factice puisque l’espace urbain est un espace factice : le sujet perd ses repères et beaucoup des jeux urbains s’achèvent dans le drame : Peter Mason tue Serena lors d’une sorte de jeu de rôle et plus tard doute de la réalité de son acte (EA TL). Le réel reprend sa place, fait éclater la bulle de rêve et rend le sujet à son identité de trompeur trompé et le renvoie à son origine. Ainsi en va-t-il de la démarche de l’écrivain bi-culturel dont les textes malgré les habits occidentaux (langue, genre littéraire, références culturelles) le ramènent inéluctablement à son point de départ.

Illusionniste et illusion contribuent à la création d’un espace fluctuant qui varie selon le degré d’aveuglement du sujet. L’écrivain bi-culturel se situe entre deux illusions – celle qu’il nourrit à l’égard de l’Occident avant son départ et celle dont sa nostalgie revêt l’Orient une fois qu’il l’a quitté – et deux réalités – sa connaissance du réel des deux mondes. C’est dans l’espace où se rencontrent illusions et réalités qu’il cherche sa cohérence, toujours remise en cause par cette mobilité.