b – Un espace nomade.

Les textes présentent peu de personnages fixes. Khalid et Shakib voyagent au-delà des mers, poursuivis par leur biographe, mais ils voyagent aussi à travers l’Orient (AR BK), inaugurant une tradition de personnages voyageurs. On a mentionné les migrations saisonnières, de la ville à la montagne ou à la mer, voire d’un pays à l’autre (les Batruni et Mme Harfouche viennent d’Egypte au Liban (EA LP). Ces voyages d’agrément ne constituent pas la majorité des déplacements cependant. Les échanges sont permanents entre ville et campagne : des raisons économiques, de toute évidence, les justifient. La campagne fait vivre les citadins : l’oncle de Ram apporte à sa famille cairote le produit de son labeur (WG BSC ), le père de Mahmoud tire une partie de son prestige de sheikh de la gestion de sa ferme (EA BV), le père de Salwa, bien qu’il soit homme d’affaires, gère sa ferme (RA SS )… Les villageois par contre viennent à la ville régler leurs problèmes : vente de leurs produits (EA LP), transactions immobilières (EA DM), tracasseries administratives et juridiques (NS QFT), problèmes de santé (EA LP; CG BP )… Echanges indispensables qui tissent, ou plutôt, affirment les liens d’une société qu’une opposition binaire hâtive voudrait montrer fragmentée. Les villes elles-mêmes sont complémentaires les unes des autres : Le Caire-Alexandrie (SR AS), Jaffa-Jérusalem (SA L ).

Les déplacements s’étendent à l’ensemble de l’Orient où les frontières sont une importation coloniale. La facilité de mouvement, l’apparente liberté de mouvement d’un pays à l’autre tendent à donner l’image d’un espace unique. Si les frontières apparaissent dans les textes, elles sont inévitablement liées à des tensions internationales impliquant des Occidentaux : la contrebande d’armes de The Glory Road d’Arreph el Khoury, les résistants de Open House, les espions de Saïd K. Aburish(SKA. OD), le passage d’Allenby Bridge (KK CAB) ou du poste frontière israélien de The Song of the Bullet (AB SB) : la mobilité des personnages est entravée par des lignes inscrites sur une carte qui leur sont (est) inconnue(s) et totalement étrangère(s) parce que la décision leur en échappe totalement et qu’elle a lieu dans une langue autre, dans un code autre, qui nie leur existence physique, humaine, comme on l’a dit plus haut.

Ce tissage de liens entre lieux, villes, pays, concorde avec la quête d’unité du sujet divisé. La perméabilité des espaces permet au sujet de pouvoir passer de l’un à l’autre sans perte en se donnant l’illusion de ne pas avoir à affronter une quelconque altérité : un voyage immobile puisqu’il ne susciterait aucun changement, aucune différence. Cette mobilité géographique a des résonances sociales. Les cloisonnements de classe sont de moins en moins marqués. La Révolution a permis l’émergence d’une nouvelle classe qui se mêle désormais à l’ancienne aristocratie et aux vieilles fortunes (SR AS ; WG BSC ; NS OH). Les bourgeois vont chercher leur plaisir dans les bas quartiers et même s’il demeure un frisson de plaisir à transgresser les règles et les limites de leur milieu, ils s’affichent avec leur conquête (SR AS). De la même façon, les indépendances ont accéléré les échanges entre Occidentaux et Orientaux et le cosmopolitisme prôné par plusieurs personnages d’Edward Atiyahacquiert une certaine visibilité (EA BV; AS ML; NS O ). Les femmes gagnent aussi une liberté de mouvement que même le qadi Abu Khalil commence à leur concéder (NS QFT) : comme les hommes, les femmes se déplacent, franchissent la clôture du harem (EA BV) et les frontières – il est de moins en moins rare de voir les Orientales seules à l’étranger. Elles passent aussi les barrières du sexe : Sonia Rami, de façon provocante place son personnage féminin en position dominante (SR AS). Waguih Ghali avait déjà montré une galerie de femmes de pouvoir – la tante de Ram qui détient l’argent, donc le pouvoir, Edna qui sait, donc initie les garçons (WG BSC ).

De nouveau, on remarque un désir de gommer les différences. Métaphoriquement, on peut y voir le désir de fusion de l’étranger dans la nouvelle patrie, la nouvelle langue, la nouvelle culture . On y discerne aussi ce désir de passage de l’une à l’autre culture et langue en douceur, sans la souffrance que cela implique, souffrance exprimée par/dans la déchirure du corps. La difficulté à franchir les frontières, les obstacles, réintroduit l’Autre, celui qui signifie la division du sujet, l’impossible unité. ‘For self is a sea boundless and measureless- (GKG P 65) : le rêve d’unité exprimé ouvertement par Gibran Kahlil Gibran ou Mikhail Naimy (MN BM) hante tous les textes de ces écrivains divisés.

Cette mobilité est liée au nomadisme arabe traditionnel. Le désert et les bédouins sont une constante référence : par des images fugaces dans une comparaison ou de longs développements sur les valeurs bédouines, les textes semblent s’ancrer dans une tradition littéraire et culturelle liée aux origines de la civilisation arabe. Pourtant le désert et les bédouins qui y sont représentés sont très différents de ceux des romans du Libyen Ibrahim Al Koni par exemple : son désert et ses habitants sont aux prises avec la mort : lutte pour la survie qui ne respecte ni les corps, ni les âmes, réel de la blessure fondatrice du sujet. 1245 Si chez les auteurs d’expression anglaise, le désert est parfois montré comme lieu de mort (AL TF 15; EA BV 186), il est plus souvent présenté dans sa dimension idyllique : pureté en opposition à la pourriture des villes, pureté des vieilles valeurs en opposition à la corruption ambiante (AR BK ; JIJ HNS ; SKA OD ; SR AS ;YZ BDG ). La mobilité du désert revient de manière insistante : vents (khamsin (AR. CM 27-32…) , simoun (AR CM 33 , GKG L…)) qui modifient le paysage, caravanes (GKG L ; AR BK 31 ; AR CM 28-85; MN BM 154…), thèmes souvent développés dans la littérature occidentale relative au désert. Le désert est voulu comme un espace en marche et ses habitants comme les tenants d’une civilisation en marche. On perçoit là un double mouvement : un retour aux sources (RA SS 52), retour aux origines (SA L 166) et une dynamique porteuse vers l’au-delà, l’ailleurs, l’avenir, qui trouve son expression dans de récurrentes références à l’Andalousie (AR BK 125 ; AR CM 23-26 ; EAd SFO 45 –60). Contraire radical du désert, l’Andalousie trouve pourtant sa justification et sa gloire dans le désert (‘In order to perceive the identity of water and its effects on our sensibilities, there must be dry ground surrounding it’(EAd OCW 50)). Aboutissement du désert en marche, en tant qu’âge d’or perdu, elle devient, par un reversement coutumier chez ces écrivains, objet de nostalgie, désir de retour, de régression. Le nomadisme et la mobilité qu’il exalte s’avèrent être mouvement rétrospectif :

What the Arabs always said of Andalusia, Khalid and Shakib said once of America : a most beautiful country with one single vice- it makes foreigners forget their native land. But now they are both suffering from nostalgia. (AR BK 125)

N’est-ce pas ce qui, en fin de compte, transparaît dans ces romans qui empruntent la langue de la dynamique du départ pour mieux revenir à la terre d’origine, pour mieux explorer les modalités d’un retour aux sources?

Mobilité des individus et mobilité du paysage : les perspectives changent, le même paysage est ressassé, envisagé depuis plusieurs points de vue, depuis les sommets, depuis la mer, cadré et recadré, pris sous différentes lumières : toujours semblable, toujours différent. Ressac de l’écriture qui revient sur elle-même comme pour épuiser le lieu. Ressac de l’écriture qui revient sur elle-même comme pour fixer le sujet flottant, mouvant comme le paysage, qu’un seul angle d’approche ne saurait appréhender et pour lequel il faut faire appel aux ressources de deux cultures en y incluant des reflets, des éclats de l’autre langue. La mobilité, le nomadisme symbolisent la quête d’identité du sujet, sa démarche qui le ramène inévitablement au point de départ, au point de rupture d’avec la terre d’origine.

Mobilité des individus et des paysages : le désert sous l’effet du vent sur le sable se modifie. Le sable envahit les villes et les villages, recouvre, ronge, érode (JIJ HNS; EA BV), changeant l’apparence. De leur côté, les villes changent de physionomie (on se souvient de la métaphore du corps pour décrire Beyrouth chez Carl Gibeily (CG BP 114), dévorent les terres qui les entourent (‘a countryside besieged by the hungry city’(CG BP 367). Etouffement, dévoration, c’est-à-dire disparition d’un espace connu comme si la mobilité au lieu d’ouvrir l’espace le fermait. A la manière de l’exil, nomadisme forcé, contraire à la liberté de mouvement, qui force l’individu à partir sans possibilité de retour. L’espace de l’exilé, si ouvert soit-il en apparence (puisque l’émigration essaime dans le vaste monde), est en réalité un espace fermé par une frontière à jamais interdite (EA LP; YZ BDG; RS NI). Les camps de l’exil, comme la ville, évoluent, s’agrandissent, se déplacent (JIJ HNS12), les exilés changent de camp (RS NI 83-84). Mais ce nomadisme de l’exil renvoie toujours le sujet à son manque et à l’espace perdu qu’il porte en lui, l’espace perdu qu’il est devenu.

Notes
1245.

voir al-Koni, Ibrahim. Poussière d’Or.(1998) , Le saignement de la pierre. (1999) , L’oasis cachée.(2002).