V- UNE LITTERATURE DE COMBAT

How does a culture seeking to become independent of imperialism imagine its own past ? […] Like Caliban, aware of and accepting his mongrel past but not disabled for future development […] [or] a Caliban who sheds his current servitude and physical disfigurements in the process of discovering his essential, pre-colonial self. 1248 ’ ‘ Why was history a never-ending story of dichotomy? (CG BP 202) ’ ‘ All characters in this story are fictitious. Only Palestine is real. (YZ BDG )

On a constaté la proportion élevée d’autobiographies dans ce corpus ainsi que le nombre important de fictions qui utilisent la forme autobiographique ou qui puisent leur inspiration dans la biographie de leur auteur. Cependant, on note des écarts considérables entre les vrais et les faux récits autobiographiques : les premiers sont, pour la plupart, relativement peu critiques à l’égard de l’Occident alors que les seconds dénoncent souvent avec virulence la politique menée par les Occidentaux au Proche-Orient. La politique arabe n’échappe pas non plus à cette sévérité de jugement. Pourquoi et comment passe-t-on d’un discours consensuel à un discours polémique ?

Des autobiographies ressort nettement une volonté d’intégration et de reconnaissance par la communauté occidentale, ce qui peut justifier la position peu critique des écrivains à l’égard de cet Occident si ardemment désiré. Derrière ces discours que l’on a qualifiés auparavant de superlatifs, entre autres, point le problème de la dette symbolique. Or, cette notion de dette est pervertie puisque le sujet n’a pas droit à la parole. En lieu et place d’une parole propre, il se voit contraint à réciter une leçon bien apprise qui lui est dictée par l’accueillant  (AMR FJ  ; GH…), preuve de son identification au modèle occidental. S’il s’en éloigne, c’est pour produire un discours que nous avons considéré comme imaginaire; ce discours de l’union des contraires se veut si consensuel qu’il en oublie les différences, qu’il en oublie le sujet (EA ATS). L’ambiguïté du discours autobiographique tient au statut instable du sujet qui se sent toujours menacé, non pas tant par l’Occidental en réalité que par sa propre ambivalence inhérente à sa position d’entre-deux et au sentiment de culpabilité qui lui est lié.

Or, l’auteur de fiction avance masqué. La rupture du pacte autobiographique (qui stipule l’identité de l’auteur et du narrateur) par la simple apparition du signifiant roman  (ou autre terme signalant de la fiction) sous le titre de l’œuvre permet à l’écrivain de se désolidariser des paroles prononcées ou, encore mieux, restituées (on a mentionné le recours fréquent au manuscrit trouvé) et lui donne ainsi une plus grande liberté. Il peut renvoyer dos à dos Occident et Orient, sans risque d’exclusion ni de censure. Il n’est plus soumis au devoir de réserve que s’impose l’autobiographe. Masqué, il jouit d’une certaine impunité. Doublement masqué par la langue qui l’éloigne du Proche-Orient et de ses censeurs et par les habits des différents personnages qu’il met en scène, il peut se dissimuler à lui-même la culpabilité qu’il éprouve en lui donnant la parole – par personnage interposé – en la mettant en scène au lieu de la censurer et de la refouler. Cet écart que lui accordent la fiction et la langue étrangère lui donne l’illusion d’impunité – la censure demeure vigilante cependant puisque Antiquity Street, par exemple, est interdit en Egypte.

Tous les personnages sont fictifs puisqu’ils sont fabriqués, même ceux dits vrais  de l’autobiographie, surtout s’ils sont mis en parallèle avec leurs doubles  romanesques. S’il faut en croire Yasmin Zahran (YZ BDG), seuls les personnages seraient fictifs alors que leur environnement serait réel. On remarque que la plupart des romans sont situés dans un contexte contemporain avec des personnages et des situations existants. A lire ces romans chronologiquement, on pourrait retracer une histoire politique du Proche-Orient dans sa relation avec l’Occident. La précision avec laquelle les faits sont rapportés – on pense, entre autres, à In The Eyes Of The Sun avec sa chronologie minutieuse de la guerre israélo-égyptienne – leur donne une valeur quasi-documentaire. Le discours idéologique – la virulence avec laquelle le régime du Président Sadate est condamné par plusieurs auteurs par exemple, ou bien encore le traitement de la question de la Palestine – semble l’emporter sur toute autre préoccupation littéraire. Cette tendance se retrouve d’ailleurs dans les romans arabes contemporains. 1249 Si Miral Tahawy, écrivain égyptien, s’élève contre cette appréhension réductrice de la littérature arabe contemporaine, elle n’offre toutefois pas d’alternative :

Je suis certaine que l’écrivain arabe n’est pas uniquement un vecteur d’information sur le Moyen-Orient dont le seul intérêt serait d’écrire des rapports politiques, ou qui n’a sa place que dans la marge d’un gros dossier politique. Alors que ses travaux sont édités dans le silence, que personne ne désire les lire pour savoir ce que nous écrivons en réalité. 1250

Peut-on encore parler de fiction lorsque le texte se veut à un tel point miroir de la réalité dont il tire son inspiration ? Miroir d’une réalité qui s’impose à lui comme devant être dite, comme étant seule bonne à dire ? Sans compter que le risque est réel que le lecteur se laisse prendre au piège d’une lecture idéologique qui laisserait de côté l’essentiel de ce qui demeure, en fin de compte, un documenteur. Ainsi ne faut-il pas lire l’exergue de Yasmin Zahran (‘Only Palestine is real’) comme une incitation à faire la part du vrai et du faux, mais considérer au contraire que la fiction fait entrer le lecteur dans le discours poétique du vrai , du réel, ce réel qui échappe au discours idéologique qui tente de remembrer un corps irrémédiablement morcelé, condamné à la souffrance. C’est bien cette souffrance indicible qui laisse sa trace dans ces compositions / re-compositions qui poussent certains écrivains à explorer toutes les formes possibles d’écriture : on a dit qu’Edward Atiyah use de l’autobiographie, de la fiction et de l’essai pour désembrouiller l’écheveau de ses loyautés dispersées comme Saïd K. Aburish, ou qu’Etel Adnan tente de cerner sa réalité avec sa plume et son pinceau… La fiction seule peut dire le réel de la souffrance de ces individus marqués par l’histoire de leur pays déchiré par les événements politiques nationaux et internationaux (on se souvient du corps tatoué de la grand-mère de Naomi Shihab Nye). Il s’agit d’une histoire individuelle dont le cours est modifié par l’Histoire au même titre que s’est modifié, voire interrompu, le cours de l’histoire du Proche-Orient. Y aurait-il une correspondance entre l’histoire individuelle et l’Histoire ? Ainsi Hamid de In The Eyes Of The Sun est-il blessé dès le début de la guerre de 1967 et son corps suit la lente décomposition de la Nation arabe dans les deux décennies suivantes (AS IES). Ou bien l’histoire individuelle influerait-elle la lecture de l’Histoire ? Il n’est pas indifférent que les périodes choisies mettent en scène un monde en mutation ou en crise – fin du colonialisme, fin de régime. Ces moments de transition font écho à l’instabilité constitutive du sujet arabe d’expression anglaise, toujours en transition, toujours dans l’entre-deux de la même façon que le morcellement du Proche-Orient (‘They butchered the Middle East.’ (RS NI 92)) par les puissances occidentales - ou à cause d’elles- et la perte de la Palestine renvoient au corps morcelé du sujet et à son manque irrémédiable. Lutte d’indépendance et recherche de racines historiques correspondent à la quête d’identité du sujet. L’absence de définition s’applique au sujet comme à son aire géographique d’origine :

What they see is a tall man in his middle age standing erect and looking a bit military […] . He is foreign of course. Darkish. Could be Spanish – or Greek – or Arab . So could the woman who holds on to his arm – his daughter maybe? Or could be a young wife. She is somewhere in her middle twenties… (AS IES 4)

L’imprécision qu’on a déjà relevée chez Edward Atiyah refait surface chez Ahdaf Soueif : ‘The Egyptian gets it every time. It takes someone from Africa, a foreigner, to teach you your native language.(AS A 35). Arrière-plan et personnage/sujet se confondent. L’identification de Rayya à la Palestine (YZ BDG) n’est que l’exacerbation de cette tendance constante, plus ou moins subtilement traitée par les différents écrivains

Mais on est en droit de se demander ce qui pousse ces auteurs qui ont résolument choisi une autre langue et, comme on l’a fait ressortir auparavant, des maîtres littéraires étrangers, à tant vouloir défendre, justifier faire comprendre un univers politico-culturel qu’ils ont quitté. Il s’agit là d’une nouvelle preuve de ce que leur conflit interne demeure non résolu. A la croisée des cultures, ils souffrent de la méconnaissance réciproque de leurs deux pays, de la méfiance que leur part d’altérité suscite, signe de leur division en tant que sujet :

And yet I wonder whether it is possible for a conquering ruler to truly see into the character of the people whom he rules. (AS ML 99) ’ ‘ I certainly find it most difficult to speak of my Egyptian friends to my English ones… (AS ML 247)

Comme gage de leur reconnaissance de dette à l’une et à l’autre culture, ils s’engagent à rapprocher les deux bords, espérant y gagner la suture de leur propre blessure. Ceci se traduit chez certains par une recherche du compromis (EA.). A cause de leur connaissance intime des deux côtés, la plupart se posent en médiateurs, ou plutôt en  ’native informant’  (RS NI). Ce qui dans certains milieux est délit (à la Bourse, le délit d’initié (insider knowledge) est condamné) devient ici atout. A la fois des deux côtés et dans l’entre-deux, l’écrivain arabe d’expression anglaise se fait passeur. Cependant, il demeure suspect aux yeux de tous. Transfuge, il est presque considéré comme traître. Parce qu’il a quitté le monde arabe pour l’Occident, en y vivant ou seulement en en adoptant la langue, il ne partage plus totalement l’expérience de ses compatriotes d’origine : ’most of my friends have died / I became foreign to / those who survived…’  (EAd SFO 71). Guerres et révolutions sont vécues à distance la plupart du temps, dans un espace autre qui le rejette dans l’altérité. Dans son propre pays d’origine, il paraît souvent dans une situation d’altérité par rapport à l’ensemble de la population, puisqu’il appartient à une classe cosmopolite, pour ne pas dire occidentalisée, en partie coupée de la réalité, comme le montre Rima Alamuddin (RA SS ). Son expérience n’est que fragmentaire et ne peut prétendre atteindre cette universalité, cette unicité qui sous-tend son désir. D’autre part, le filtre occidental, même s’il est acquis tardivement, cause, sinon une distorsion, du moins une distance par rapport à la réalité d’origine. Le témoignage devient dès lors sujet à caution. De la même façon, son regard et son témoignage sur l’Occident sont déformés par son rapport avec ce monde occidental : selon la nature du désir, le niveau de résolution de la crise symbolique, le degré de militantisme, l’information est plus ou moins fléchie donc plus ou moins fiable.

Notes
1248.

Said, Edward W. Culture and Imperialism. p.258.

1249.

Tomiche, Nada. La littérature arabe contemporaine. p.150.

1250.

Tahawy, Miral. ‘Du malentendu à l’authentique innocence.’ Qantara.42(Hiver 2001-2002) : 49.