1 – An ideologue trader.

Le professeur de littérature d’Asya relance devant ses étudiants le vieux débat de l’ Art pour l’Art afin d’en dénoncer l’ineptitude pour leur pays :

 “Decadence”  scream the literary pages of the national newspapers. “It is a well-known fact that the doctrine of “Art for Art’s sake” found acceptance – even in the land of its origin – among a few misguided and uncommitted so-called artist members of the upper class who lived in ivory towers. To adopt that doctrine in this country is an outrage. Now, more than ever, at this crucial point of our history, of our national struggle, intellectuals and artists alike should be committed to the single cause of our nation. Art is – and SHOULD be – at the service of Society. Art is at the service of the Revolution. Will there be no end to British imperialism? (AS IES 94-95)

Les termes de cette diatribe sont sévères pour qui s’y reconnaît ou pourrait s’y reconnaître. En effet, les écrivains arabes d’expression anglaise sont pour la plupart issus de classes aisées et leur éloignement physique ou intellectuel pourrait être considéré comme une coupure, un isolement par rapport à la réalité socio-politique environnante : de la même façon leur double culture les amène à avoir des allégeances diverses (et non plus uniques, comme le voudrait cet idéologue de la littérature). Le risque de déconnexion n’est pas à prendre à la légère – de nombreux jeunes gens parmi les personnages de Rima Alamuddin ou de Waguih Ghali évoluent dans un univers à part, signe d’un délitement, d’une décadence de la société en général. Or, on l’a montré par ailleurs, les écrivains arabes anglophones cherchent à limiter leur propre délitement, leur propre morcellement, pour se (re)construire en tant que sujets. Leur engagement artistique, s’il est politique, ne peut se comprendre que comme allant de pair avec ce remembrement. On a déjà souligné le parallélisme évident entre leur crise individuelle et les crises qui traversent le Proche-Orient. Leur engagement idéologique est donc inévitable, pour des raisons structurelles autant que politiques.

A l’inverse d’Emile, le gendre médecin de Lebanon Paradise , qui ne sait plus comment sortir de l’impasse dans laquelle son errance entre son épouse et sa maîtresse l’a conduit (‘He had spoken those words like a child pitting words against facts, as though words could abolish or create facts.’(EA LP 183)), les écrivains savent que leur fiction n’occultera jamais la réalité extra-textuelle mais qu’elle lui donnera, au contraire, une autre dimension que la fiction permet d’exprimer de manière peut-être plus efficace que les essais ou les interventions journalistiques.

Certains textes sont, par leur nature personnelle, l’expression d’un manque, manque à être, qui trouve sa meilleure déclinaison avec l’évocation de la Palestine perdue (‘songs of exile and yearning’(AS IES 97). S’ils sont nostalgiques, ils n’en sont pas moins militants, comme A Beggar at Damascus Gate de certaines parties du récit duquel le lyrisme est plus efficace que les démonstrations ampoulées de The Lord  .

Poets go home
unless you change the world ! (EAd B
39)

Le rôle de l’écrivain est clairement défini : il est un éveilleur de mouvements de libération (‘Her musky voice came down loud and shrill / […] / and the land heard and heeded ; / and a hundred million rose in fiery unison / to claim their share and place from sea to sea’ (RB WHT53)).

Cet appel à la libération ne signifie pas pour autant un appel à la révolution ou à la rébellion. Pour les écrivains arabes d’expression anglaise, il s’agit plutôt de libérer un espace de parole nouveau où faire entendre l’originalité de leur voix. Ils dénoncent certes la violence et l’absurdité de la guerre (CG. ; KK. ; SKA. ; NS. ; JIJ….), l’inacceptable vol/viol de la Palestine avec ses conséquences insupportables (KK. ; JIJ ; EAd. ; YZ...), mais ils ouvrent des voies de réflexion à la recherche d’un moyen terme. Parce qu’ils sont sensibles aux arguments des deux parties et que la condamnation de l’un ou l’autre les amputerait d’une portion d’eux-mêmes, ils explorent les modalités d’un compromis dont ils se font les hérauts. Edward Atiyah en est l’exemple type. Nabil Saleh aussi qui, dans Open House, tente de comprendre, sans les excuser, les motivations de ceux qu’on condamne généralement unanimement.

En mettant en scène de l’intérieur les failles du dominant et celles du dominé, ils appellent à une décolonisation de la pensée qui pourrait ainsi échapper aux stéréotypes idéologiques qui lui sont habituels. La voie du compromis n’apparaît plus comme un mode de désengagement, mais une ouverture à l’Autre. Aimeric Maurel, en se libérant de sa mission de vengeance des cathares, en se mettant au service de la famille honnie des assassins de ses corréligionnaires, sert davantage ses frères : il sauve sa mère et Jacques de Castre grâce au savoir acquis auprès d’un autre hérétique (NS O ).

Ces écrivains aspirent à un décloisonnement de la pensée qui passe d’abord par la fusion, l’imprégnation des langues qu’on a déjà notées, puis par la constante confrontation des différents points de vue et leur mise en perspective qui enlève son statut de vérité universelle à la parole de l’une ou de l’autre partie, statut auquel elle aspire en niant l’Autre. L’intervention de l’écrivain arabe d’expression anglaise relativise et met en cause le fondement de cette parole : on se souvient comment Faris Deeb qui s’était arrogé le droit à la parole, perd son autorité dès que d’autres points de vue sont exprimés , qui mettent en doute sa vérité (EA DM). La parole prisonnière d’un seul est une autre modalité de la perversion de la Loi. Parce qu’elle se veut unique, elle n’est que partielle et donc réductrice. La confrontation de paroles contradictoires et complémentaires dans les romans des écrivains arabes d’expression anglaise réintroduit l’altérité dans un discours extra-textuel qui, la plupart du temps, l’exclut par son totalitarisme (‘any kind of binary thinking must be rejected if the seemingly eternal gap between East and West is to be bridged.’ (RS NI viii)).

L’engagement des écrivains arabes anglophones n’est pas tant au service d’une cause ponctuelle et locale – voire universelle lorsque Etel Adnan dénonce les ravages nucléaires (EAd AZ) – qu’un appel au dialogue (RS NI viii), à la reconnaissance de la parole de l’Autre. Ceci ne les empêche pas de dire une vérité, leur vérité, d’où la question qui se pose : ‘The problem was what to do with the truth.’  (SKA OD 59) .