2 – Destinataire.

A qui donc adressent-ils ce message d’ouverture ? A l’Autre ? Mais quel Autre ? Le choix de la langue anglaise pointe vers l’Occident anglophone. Le lecteur anglais est explicitement désigné par le narrateur de The Book of Khalid (AR BK 228). En effet, l’un des grands soucis des Orientaux représentés porte sur le degré d’information des Occidentaux quant aux événements qui secouent la région :

“ Do people in England know the truth about Palestine  ?” asked M. Batruni.
“Very few of them do” said Jennie. (EA LP
27)

Ce manque d’information chronique qui affecte la grande majorité des Occidentaux trouve son comble dans l’aveu de fermeture totale à l’Autre des responsables de la diplomatie :

Is it not amazing that a man who has never been abroad except once – and that to France – and who speaks not one foreign language should be in charge of British Foreign Affairs ? (AS ML 12)

L’Oriental anglophone se substitue donc à cet échelon manquant dans la hiérarchie entre puissances occidentales et pays orientaux, relégués dans l’inexistence par le refus de leur langue. Il se retrouve dans une position semblable à celle de ses ancêtres drogmans, dont le rôle de truchement, d’intermédiaire, de passeur, a déjà été souligné. Parce qu’il parle la même langue et possède la même culture, il pourrait passer inaperçu. Mais parce qu’il parle et écrit cette langue avec un léger accent et qu’il y insuffle une touche d’altérité, il suscite une curiosité qui peut servir ses fins. (‘Once we hear a foreign dialect we prick up our ears and become more attentive.’(JIJ HNS 27)).

Dans les oeuvres de fiction, le personnage récurrent du journaliste occidental participe de ce désir de faire passer un message informatif sur le Proche-Orient et sa situation. La mise en scène de journalistes plus ou moins objectifs ou qui éprouvent plus ou moins de sympathie ou d’hostilité à l’égard de leur sujet est une forme de mise en garde adressée aux lecteurs occidentaux. De Jennie Haydon avec sa curiosité encyclopédique (EA LP 13) à la journaliste de Native Informant qui exige que les réfugiés se conforment à son schéma (RS NI 83-86), c’est tout un pan de l’attitude occidentale face aux problèmes du Proche-Orient qui est mis en cause : de l’ignorance pure et simple au refus de connaître la version des faits des Orientaux, au désir de n’en surtout rien savoir. Jennie Haydon construit sa connaissance pas à pas, reconstitue pièce par pièce le gigantesque puzzle en l’abordant par plusieurs angles : ’I’ve been in Tel-Aviv and Amman, reporting on the fighting in Palestine, and now my paper wants me to visit the refugee camps. From here, I shall go on to Damascus4 (EA LP 13 ; 142). A l’opposé, Ms. Penn a une vision a priori réductrice puisqu’elle englobe tout sans nuance :

I am writing a book about the Palestinian refugees in Jordan […]
But isn’t your book about Jordan
, not the Palestinians? […]
This a part of Jordan
, is it not? (RS NI 83)

Cet amalgame est tout à fait caractéristique de ce que dénoncent les écrivains arabes d’expression anglaise dont la galerie de portraits plus ou moins bien nuancés des Orientaux et des Occidentaux tente de réinstaurer le caractère polymorphe, polyphonique de ces deux blocs opposés mais complémentaires. L’éventail présenté évite également la tentation de propagande idéologique, travers commun aux deux parties : « Take a photo here too, Madame », said the Doctor. « Zat face makes good propaganda. Let zem see it. «(EA LP 91). Ce risque de dérapage s’applique autant aux groupes qu’aux individus dont le gain douteux est aussi montré du doigt :

«   We want ze world entire to know what is happening here. Tell zem, Madame, tell zem.” He had seen the camera in Jennie’s hands, and rather fancied the idea of illustrated publicity for the medical service (and personnel) of the camp. (EA LP 90)

Ce gonflement de l’ego fait passer l’essentiel au second plan. Ainsi l’aide de Violette au camp de réfugiés qui est pour elle l’éveil d’une conscience politique, une fois qu’elle est reprise dans la presse mondaine devient-elle un non-événement futile d’où l’information politique est totalement gommée :

It’s these little touches that make a story live … the human interest, you know, the personal angle – whether one drinks tea or coffee, prefers classical music to jazz, approves or deplores the latest fashion… (EA LP 180)

Dans ce contexte, la phrase placée en exergue de A Beggar at Damascus Gate, ’All characters in this book are fictitious, Only Palestine is real.’ (YZ BDG) , prend tout son sens. Il ne s’agit pas d’assurer la reconnaissance d’un sujet, si intéressant soit-il, hors de son contexte socio-politique : Violette telle que la montre la presse mondaine n’est qu’une fleur parmi tant d’autres (EA LP 8), un objet et non un individu pris dans un réseau historico-politique dont l’existence per se doit être reconnue, prise en compte par les Occidentaux.

Les Occidentaux ne sont pas les seuls destinataires de ces œuvres. Elles s’adressent également à une frange occidentalisée de la société arabe, très largement représentée dans ces romans :

It’s a pity about his being so touchy and patriotic, etc., etc.; it’s such a bore […], that man seems to have taken it upon himself to voice those clichés about the Arab Nation blah. Not that I have anything against the Arab Nation (whatever it is) , as long as it is kept for the right moment, and not at parties and over dinner. (RA SS 108-109)

Plus que de manque d’information, il s’agit d’un désengagement, un des effets du cercle cosmopolite, espace coupé des deux univers culturels dont il est censé être le lieu de rencontre. Pour certains sujets, il est lieu d’une abstraction des deux réalités auxquelles il devrait se rattacher. Pour les tenants d’un cosmopolitisme engagé, lieu d’imprégnation fertile, il s’agit de réveiller ces individus indifférents que leur flottement aveugle et conduit au vide (‘you filled the world with talk, talk, talk […]. You’re full of words, but not a touch, not a shade of faith in them.’(JIJ HNS84)). En cela ils peuvent se faire traiter, à juste titre, dans tous les sens du terme, d’insignifiants (‘the poor insignificant lot that you are’(JIJ HNS84)) puisqu’ils ne cherchent pas à donner un sens à leur discours, jeu sans enjeu qui, comme auparavant la presse mondaine, relègue le réel de la souffrance à un arrière-plan où le massacre de la population civile n’a pas plus d’importance que le parfum des crêpes suzettes :

All the horror I had known was reduced to a witty remark here and there. When […] crêpe suzette was served Salma with delightful inconsequence said : “Let me see who can guess what liqueur has been used in your sweet.” (JIJ HNS 88)

Leur discours demeurerait donc sans conséquence puisqu’il n’a pas d’ancrage autre que dans cet enclos qui nie les deux bords de ses attaches. Leur discours n’a d’ailleurs qu’un usage interne :

I was afraid she would […] manage […] to implicate me in a labyrinthine secrecy which would encompass her ends without damaging the exterior of her life or mine. (JIJ HNS 108)

A nouveau, c’est le Même qui peut faire avancer les choses parce qu’il se présente sous un angle légèrement différent qui ouvre une brèche dans le cercle vide de sens ou parce qu’il se maintient à l’extérieur pour garder une marge de manœuvre, c’est-à-dire un lieu d’où parler et faire entendre sa voix :

The idea of secrecy […] appealed to me, but I could not muster enough passion for a positive role in the game. […] I […] would […] keep far enough to preserve the clarity of my vision. (JIJ HNS 108)

Si le personnage de Jabra Ibrahim Jabra choisit la place du monstre (JIJ HNS108) c’est que comme tout monstre, il montre.

Montrer, informer ne va pas sans risque. La censure règne dans un certain nombre d’états du Proche-Orient comme le rappelle Ramzi Salti dans l’introduction de son recueil de nouvelles en anglais :

The problematic aspects of writing in English, far from being ignored, are actually at the core of «  Antara and Juliet  » where the narrator, faced with potential censorship in many Arab countries, grapples with the idea of publishing literary works in a foreign tongue. (RS NI viii)

Ramzi Salti, comme Sonia Rami, traitent de groupes marginaux dont les pratiques sociales ou sexuelles diffèrent des usages traditionnels. Mais la censure peut s’appliquer à des prises de position plus politiques. Le choix de l’anglais permet de contourner ce problème et d’écrire plus librement.