D’un côté comme de l’autre, il se produit une série de manipulations que les écrivains arabes d’expression anglaise s’emploient à démonter :
‘ What’s shown on TV and printed in the papers isn’t worthy of trust. Manipulation of information is the most perfected science of this century’s end. It’s not a matter of telling lies, and sometimes the cleverest from of disinformation is the telling of the truth. But there are ways of getting around it. Huge areas of the news are never touched. Others are closely selected, divided into bits, with missing parts, incompletion being a shrewd device. Information and propaganda have become so entangled that those who specialize in them acquire severe reality problems. The wheel keeps turning. People from the Third World are better at seeing through this fog; for them it is a matter of survival. (EAd PWN 59-60) ’Pour les Arabes d’expression anglaise cependant, il s’agit non seulement de survie mais de leur reconnaissance en tant que sujet, c’est-à-dire d’existence.
La désinformation naît souvent de présupposés faux. Le plus courant consiste à dire et faire croire que l’Arabe est un menteur, idée exprimée par Sladen 1253 et reprise régulièrement par les Anglais (‘[The Arabs] were liars by race, by nature’(SA L 31)). Tareq représente l’archétype du menteur. Les termes fraud, conjurer, sham (SA L 63)) sont récurrents et qualifient les détenteurs de la parole, de la Loi (‘whether they call them leaders or conjurers.’ (SA L 63)). Il en résulte que les Arabes, toujours soupçonnés de mentir, renoncent à leur parole, à leur vérité, pour répondre aux attentes des Occidentaux (‘fabricating […] lies in conformity’(AS DT 55)) en se coulant dans le moule attendu : ’The best way to please the woman […] lay in altering the answers to suit her questions’(RS NI 85-86)). Question de confort (‘the only way for him to get food in his stomach soon’(RS NI 85) ; ‘I bought my comfort at a cheap price’(AS DT 58)), c’est-à-dire de besoin, de survie et non de désir, d’existence en tant que sujet. Le menteur n’est que l’illusion qu’il produit.
Les Anglais sont censés être au-dessus de tout soupçon. Donc leur manipulation des faits demeure invisible jusqu’à ce que Tareq ne vienne les mettre à jour :
‘ The passion for expensive clothes and natty Italian shoes and gold cufflinks and sleekest of grooming never quite manages to hide the hollowness and, frankly, the criminality underneath. (SA L 93) ’Son tour de magie qui consiste à mettre à nu le Haut Commissaire (SA L91) ne cherche en fait à montrer que les artifices dont le pouvoir colonial s’entoure ; sinon pourquoi Tareq le magicien serait-il poursuivi avec autant de détermination par Challis ? Tareq représente, pour les Arabes, le pourfendeur des menteurs que sont les Anglais.
Les faits sont déformés (‘distorted’ (YZ BDG 41)) par les Occidentaux parce qu’ils considèrent le Proche-Orient à travers le prisme déformant de leurs références (‘a sheet of gelatine […] , something brittle and sharp but transparent through which we each distorted the other’(SA L 19)). Pour mener leur politique, il leur faut nier des évidences ou inventer des mensonges comme Challis ou les Jésuites pour pouvoir condamner Tareq (SA L ) ou Khalid (AR BK 172…) Ce mécanisme est par ailleurs démontré dans les romans du genre policier, comme Donkey From The Mountains, The Crime Of Julian Masters, ou dans le passage de Hunters in a Narrow Street où l’on menace Jameel de le compromettre dans une affaire de meurtre dont il est innocent puisqu’il vient à peine d’arriver sur les lieux où il a été commis devant plusieurs témoins :
‘ « You laugh, do you ?” Husain said. “You wait until you find such a story in your file at the C.I.D., with a copy in your college secret file! He seduced the poor hotel proprietor’s daughter, this story will go, and walked over her body…” (JIJ HNS 50) ’La vérité est tout aussi difficile à faire surgir lorsqu’un Anglais tue un paysan dans Black Vanguard. Dans tous les cas, il s’agit de rejeter la responsabilité d’une faute sur un innocent : les Occidentaux se dédouanent ainsi de leur responsabilité dans les difficultés et les crises du Proche-Orient. C’est ainsi que sont dénoncés comme traîtres et fauteurs de troubles ceux qui se révoltent contre le pouvoir étranger (SA L 163).
Déformer les faits est aisé lorsque ceux qui détiennent l’information la tronquent ou parfois même l’occultent complètement. Dans le journal de Rayya certaines annotations sont tellement lapidaires qu’elles ne permettent pas de comprendre ce qu’elles recouvrent en réalité : ‘his obituary consisted of one line’ (YZ BDG85)) représente tout l’itinéraire familial, intellectuel et politique de la personne en question, qui est explicité par le narrateur en un long paragraphe. Cromer et son administration ont laissé une trace durable puisque les régimes arabes qui lui ont succédé utilisent les mêmes méthodes pour manipuler l’histoire ou les populations qu’ils gouvernent : le silence de Cromer lors de certains événements puis ensuite dans ses mémoires (AS ML 494-495) fait planer un doute sur la possibilité d’une autre issue et sur sa responsabilité. De la même façon, les informations partielles données par les autorités pendant la guerre de 1967 ont pour but de masquer la vérité sur l’incapacité du gouvernement égyptien à combattre efficacement l’ennemi, ce dont personne n’est dupe :
‘ Television is […] announcing the growing number of enemy planes brought down. It seems to be going pretty well, although it isn’t very clever not to say anything about our own losses since everybody knows there are bound to be some. (AS IES 55) ’Exprimer ce qui était jusqu’alors implicite revient à reprendre un espace occupé par l’Autre, celui qui a confisqué la parole. Faris Deeb est démasqué à mesure que les blancs surchargés de son récit sont comblés par les autres (EA DM).
La technique de désinformation la plus courante consiste en une série de déplacements qui font glisser le sens. On a souligné à diverses reprises le flottement des signifiants : ‘Khalid, had you consulted your friend the Dictionary before you saw the exact meaning of canvass and manipulation […] ? But the Dictionary […] often falls short of human experience…’ (AR BK 104). On passe régulièrement de native à terrorist et l’on trouve un large éventail de glissements sur ce thème :
‘ Cromer chooses to represent the political unrest here as fanatical in nature. (AS ML 412) ’ ‘ Its old city was a haunt of thieves and bandits (which was what the British called the people). (SA L 119) ’ ‘ I say events, but I mean a war, civil or of independence. The word “events” is just a translation of what we nowadays modestly call, or what our paper calls, “LES EVENEMENTS” meaning […] bloody warring. (SA L 175) ’Inflation (de people à bandits) ou déflation (de war à events) 1254 : les deux procédés permettent de justifier une répression injuste ou de minimiser des actions difficilement justifiables ; dans un cas comme dans l’autre, une responsabilité est déplacée sur l’Autre (le bandit) ou pratiquement niée.
Challis est constamment montré en flagrant délit de déplacement : ainsi fait-il passer un dossier de ce qu’on pourrait qualifier de droit commun au domaine politique, en le classant sous le nom de Tareq plutôt que sous le nom de l’autre partie qui tient pourtant le premier rôle dans cette affaire :
‘ He filed the account, not under the name of the outraged shopkeeper, but in the file headed « Conjuror – Tricks » . (SA L 73) ’D’autres exemples soulignent le déplacement du plan politique au plan moral, faisant passer le poids de la culpabilité sur la victime politique :
‘ You know Ram, that wound I received from a bloody Englishman in Suez ? […] Jean was telling me how good the English really are and that I shouldn’t listen to what people – or “foreigner” – said. So I showed her my scar and told her how I got it. […] She said she was sorry I had been wounded, and then told me her cousin, a girl, had been caught and raped by several Egyptians in Suez and her body was found naked near a stream. […] Isn’t it horrible we can do such things? […] There is a difference between harassing the British troops at Suez and murdering a woman. (WG BSC 74) ’La victime de la guerre d’indépendance prend à son compte une culpabilité individuelle qui lui est totalement extérieure et glisse du plan individuel (I) au plan collectif (we), inversant totalement la proposition initiale : les agressés (les Egyptiens) deviennent les agresseurs alors que les agresseurs (les Britanniques) deviennent les victimes agressées. Faire basculer le débat du politique vers l’affectif (la jeune femme violée est en plus la cousine d’une personne connue avec laquelle Ram entretient des liens d’amitié) non seulement désamorce le débat politique mais le rend impertinent, ce qui est une nouvelle manière de confisquer la parole de l’opposant au colonialisme. Beer in the Snooker Club regorge de tels exemples et met également en scène la reprise de parole de Ram qui utilise, à son profit, ce type de manipulation par glissement d’un plan à un autre.
Jabra Ibrahim Jabra dénonce comment le point focal est déplacé du politique à l’humanitaire (comme on dit désormais) :
‘ They’ve changed the whole thing from a political issue to a « refugee » issue. Very clever. Instead of worrying about the restoration of our land we have to worry about feeding the refugees. (JIJ HNS 15) ’La concentration forcée sur des problèmes matériels détourne l’ attention de l’origine de ces problèmes, laissant le champ libre à ceux qui se taillent ainsi un espace d’action.
Khalid Kishtainy montre, sur le mode de la dérision, le glissement vers le discours religieux :
‘ Levy : Why don’t you look at the problem from this side. Just think for a while of the fifteen Arab states, the vast expanses of deserts and valleys they have! All as empty as the moon. Miles and miles of lands without one tombstone to catch your eye. Think of all the potential cemeteries they could have; and yet they leave all behind and come to us to find them a plot of grave on our bloody little place. You call that justice? You think this is reasonable? Where is your national sense of fair play?[…]La loufoquerie (malgré le signifiant reasonable ) ne doit masquer ni la réalité de la répression et de la violence au point de passage du pont Allenby ni l’absurdité de ce qui les justifie.
Soraya Antonius invente une formule très heureuse pour un personnage de menteur : ’he created a situation in which he could move at ease, buoyed by a total environment as nourishing as water, however tangential it might have been to reality ’ (SA L 97). Déformations, déplacements créent une fiction tangente à la réalité (‘they create and manipulate their universe’ (SKA OD 69 ; 91)) : c’est ce point de contact qui donne à cette fiction idéologique une crédibilité. Ce que dénoncent les écrivains arabes d’expression anglaise c’est que cette crédibilité prend la place de la vérité et que la fiction idéologique remplace des faits dramatiques en les justifiant. En démontant ces mécanismes, ils cherchent à rétablir un équilibre entre manipulations et contre-manipulations. The Qadi and the Fortune Teller ainsi que One Day I Will Tell You pourraient avoir pour sous-titres Livre des Manipulations : tout le monde y manipule tout le monde et accuse l’autre de le manipuler. La vérité se trouverait donc dans l’entre-deux. Et comme la manipulation est un art rhétorique, la prise de parole des écrivains arabes d’expression anglaise leur donne une tribune pour atteindre un public qui, autrement, n’aurait accès qu’à un point de vue partial. A l’inverse du musulman catholique de The Barrel qui abrite ses pratiques derrière un emballage innocent (‘in Lebanon pork is not allowed for us, but we can eat pork pies, because in a pork pie you don’t see the pork. You only see the pie.’(KK B 29)), l’écrivain anglophone fait éclater l’enveloppe rhétorique pour en exposer le contenu. Il reprend des arguments des Occidentaux et les retourne pour en dévoiler l’absurdité :
‘ What would be said in private life, if a guardian and trustee who had undertaken to manage the estate of a minor, allowed the estate to run to ruin and then took possession of it as being worthless ? In 1884 we forced the Egyptian government to abandon the Soudan and leave it derelict, and now the opportunity having occurred, we are taking possession of the country as belonging to nobody […] with the apparent approval of the whole world, moral and religious. […] We are saddling on Egypt the whole cost and labour of the war of reconquest not yet completed and making her budget responsible for the Soudan deficits. This invention, the British Empire, will be the ruin of our position as an honest Kingdom. (AS ML 32) ’Dans cet exemple – une lettre d’Anna à son beau-père - on note, malgré le désir de rétablir la vérité sur les faits, la difficulté à échapper au glissement vers le plan moral. D’autre part, on retrouve la comparaison Orient-enfant (minor) dont mêmes les écrivains arabes d’expression anglaise ont du mal à s’affranchir. Ailleurs, ils prétendent se fondre dans le moule stéréotypé que leur confectionnent les Occidentaux et en jouent contre ces derniers :
‘ You must remember I am not a sophisticated European and cannot hide my emotions. (WG BSC 93) ’Ils usent de formules oxymoroniquespour donner plus de relief à l’ironie de leur situation par rapport à l’Occident :
‘ One cannot create, here ; one has no need to express oneself in this somnolence. […] This peace, this calm, it comes from not caring, not from fatigue. Life is easy here, because life is dead. (RA SS 197) ’Les syllogismes abondent également, excluant toute possibilité d’une autre opinion :
‘ An English pasha had given the land to Jews. […] The land did not belong to an Englishman, whether the Sultan had given him a pashalik or not, so he couldn’t possibly give it away. (SA L 30) ’ ‘ The British were lying, and the Jews were lying and the French – only the Arabs and Turks told the truth but we never paid attention to them because they were liars by race, by nature. (SA L 31) ’Dans ce type d’affirmation, le bouclage est total : l’Autre (l’Oriental) ne peut rétablir sa vérité à moins d’avoir accès à la source de l’information. On verra plus tard comment la reconquête de l’histoire dans les romans du corpus procède de ce désir de reprendre le cours des événements dès leur origine et de les replacer dans leur contexte oriental.
Toutes ces figures de rhétoriques visent à pousser le discours colonialiste jusqu’à l’absurde. L’exemple du pâté de porc cité plus haut se poursuit ainsi :
‘ You take a bite here […] and then you turn the pie around like this. See, now the pig meat is pointing upwards up there. But you don’t see it You have the pastry side towards you and that is what matters. Just don’t let your eyes fall upon the object of sin. Keep looking on the pastry, and it is a hundred per cent halal. (KK B 29-30) ’La réalité des faits est contournée. Le changement de perspective causé par ce détournement perpétuel du point de focalisation crée un flottement qui rend la réalité floue. Déplacer le point focal la rend instable à tel point que les parties en présence se confondent, rendant toute analyse rigoureuse et objective impossible (‘This would be a good way to begin with Anna, by telling her the story about poor little Sankisian, or was the story about poor little me ?’(SKA OD30-31)).
A partir de ces fragments qui effleurent la réalité, qui y sont tangents, il faut reconstituer une image globale (‘telling the whole truth instead of the small parts of it which I had told to placate Maggie and feel better’ (SKA OD 31)). La fragmentation permet d’échapper à la culpabilité, comme le suggère feel better et de trouver une approbation toute démagogique puisque consensuelle (to placate Maggie). A nouveau les fragments épars ne peuvent guère être rassemblés que par les bi-culturels qui ont un pied dans chaque monde. La confrontation systématique d’Orientaux et d’Occidentaux dans les romans de ces écrivains permet de reconstituer le puzzle. On retrouve ici le schéma du remembrement du corps osiréen, largement développé dans les diverses formes autobiographiques.
Lors de la guerre du Golfe, un pilote américain avait comparé les bombes qui s’abattaient sur Bagdad à des décorations de Noël, image dont les médias s’étaient alors emparés. Etel Adnan reprend l’expression dans plusieurs de ses ouvrages (EAd OCW 67 ;PWN 16) jusqu’à en faire le titre d’une pièce courte, Like A Christmas Tree , qui s’achève pratiquement sur ces mots :
‘ The radio is saying over and over again that Baghdad is entirely burning, hell came to us, the waters of the Tigris are boiling. The American pilot said over and over again and the whole world heard him saying that Baghdad is burning like a Christmas tree, that a billion fires turned it into a Christmas tree, that it was mind-blowingly stupendous and that it was burning like a Christmas tree. (EAd LCT 169) ’La comparaison entre les bombardements intensifs de la ville avec la destruction massive qu’ils provoquent et un arbre de Noël synonyme d’innocence et de joie, peut paraître impertinente. Sa reprise par Etel Adnan infléchit son sens vers une pertinence qui sous-tend tout le discours idéologique des écrivains arabes d’expression anglaise. En dénonçant la guerre spectacle (EAd SFO 80), elle explicite peut-être plus clairement la distinction que ses prédécesseurs suggéraient , entre faits et faits réels (SA L48-49), entre propagande et réalité, entre écriture et action :
‘ Badr : You’re an American, of course, like the people who must be creating this war.La déréalisation des faits par une certaine idéologie occidentale (que ces faits relèvent du colonialisme, de l’impérialisme, du terrorisme ou qu’ils participent de la guerre) rend possible leur justification. Les écrivains arabes d’expression anglaise s’emploient à dénoncer le procédé qui tient à nouveau de la rhétorique pour rétablir les faits et réintroduire un espace de contestation. Badr, dans Like A Christmas Tree, reprend la métaphore de l’arbre de Noël :
‘ All of you did you hear ? The radios of the world are saying that Baghdad is burning, that my mother is a burning tree, and the radios are watching and repeating… (TURNING TOWARDS JIM) : Did you burn Baghdad . Did you burn my mother? (EAd LCT 169) ’Badr passe de l’abstraction radios à un interlocuteur clairement identifié; you , c’est-à-dire Jim, l’Américain, en évacuant la métaphore et la dimension imaginaire qu’elle connote (my mother is a burning tree) pour réintroduire, dans le discours, le réel (did you burn my mother) ; tout cela, en désignant un destinataire dans le texte et hors texte : all of you qui se confond avec le you de Jim : un you multiple qui interpelle le lecteur. En faisant éclater la métaphore, en en dissociant les éléments, Badr permet à l’illusion créée par le discours idéologique occidental (et magnifiée par les images dans les médias (EAd SFO 80; EAd B )) de laisser place à l’ébauche d’une autre parole qui inclut des acteurs : entre Baghdad is burning et did you burn Baghdad , un sujet agissant, you , est réintroduit. A la place d’une constatation donnée pour vérité absolue, on retrouve une dimension possible d’interlocution, ce qui rend le discours occidental dominant potentiellement caduc puisque l’Autre ( c’est-à-dire le je impliqué par le you ) est parvenu à briser le système tautologique qui l’excluait.
On peut cependant se demander d’où parle ce native informant , ce révélateur des manipulations des uns et des autres, et si l’on peut se fier à lui.
Voir Pt 1
On parlerait désormais de politiquement correct. Soraya Antonious en donne d’ailleurs un excellent exemple : He’s not really a thief, poor man : he just can’t resist wallets ever since he saved himself from caning at school by padding his knickers with a billfold.(SA L96).