a – Double réalité.

What if there were someone, an Egyptian, who could address British public opinion in a way that it would understand ? Someone who could use the right phrases, employ the apt image or quotation, strike the right note and so reach the hearts and minds of the British people? (AS ML 399)

Le personnage idéal pour faire le lien entre Orient et Occident serait en adéquation parfaite avec les deux pôles. Qui peut atteindre à ce niveau d’invisibilité (si l’on considère que seule l’altérité fait saillie) sans éveiller le soupçon de ceux à qui il s’identifierait aussi efficacement ? L’étude des autobiographies a relevé un clivage au niveau des loyautés. Partagé, divisé malgré ses tentations d’unification, de remembrement, le bi-culturel peut-il être lien entre ses deux cultures, ses deux univers qui s’affrontent en lui et hors de lui ? Plutôt que de lien, ne faut-il pas parler de relais – le déséquilibre des forces entre Orient et Occident rappelle en effet celui du relais en tant que dispositif technique 1255 . Par sa connaissance complémentaire des deux bords, il amplifie la voix du Proche-Orient : aux arguments intellectuels d’un Occidental qui verrait l’Orient de l’extérieur à cause de son éloignement spatial, culturel voire temporel, il ajoute un vécu physique, affectif. A une argumentation purement théorique, il apporte le réel d’une souffrance (AS IES 183-184). Plusieurs niveaux d’analyse ou de réactions aux situations de confrontation de l’Orient et de l’Occident sont rapprochés dans le sujet bi-culturel et explicités.

Jean Bannerman met en garde sa compatriote, Betty Corfield, contre le clivage entre les niveaux personnel et officiel :

I don’t think they would at all – I mean officially – make difficulties for him. Personally, of course, they differ a great deal. (EA BV 82)’

Le bi-culturel est capable de faire la part des choses. A l’inverse du Colonisé  face au Colonisateur, ce face-à-face de fonctions figées et non de sujets, le bi-culturel peut différencier les différents composants de l’individu qui est en face de lui :

I became aware that I was judging the English, first as English and then as human beings.(WG BSC87)’

Il y parvient parce qu’il a accès à un éventail d’Occidentaux plus large que l’Oriental non occidentalisé. Ce dernier ne connaît guère que les Occidentaux en Orient – coloniaux, missionnaires, voyageurs en quête d’exotisme…- qu’il juge le plus souvent de façon négative pour des raisons que nous avons exposées dans les parties précédentes.

They would be supreme even in the East, they would extinguish with their dominating spirit of trade every noble virtue of the soul ! And yet they make presumption of introducing civilisation by benevolent assimilation, rather dissimulation. For even an Englishman in our country, for instance is unlike himself in his own. The American, too, who is loud-lunged about democracy and shirt-sleeve diplomacy, wheedles and truckles as good as the wiliest of our pashas (AR BK 317)’

Le double visage des Occidentaux commence à poindre lorsque les Arabes entrent dans leurs cercles réservés, tels le Sporting Club (WG BSC) ou les résidences (EA BV ; AS ML .). Si eux-mêmes ne sont pas véritablement bienvenus malgré leurs études en Angleterre et aux Etats-Unis, ou leur emploi dans une administration ou une entreprise occidentale, ils découvrent des Occidentaux dont le comportement est plus nuancé, moins binaire. En Occident, ils assistent à une totale révolution : les milieux fermés s’ouvrent (EA BV) et les Occidentaux , à leur tour, découvrent l’individu sous le type . Ram et Font en Angleterre reçoivent de Steve un Anglais, ancien soldat à Suez, une mise en garde contre les Egyptien:

“ The natives ll fleece you if you’re not careful”,  and “ not safe after dark… You know what the wogs are like”.  He was giving us information he considered useful; in fact he was telling us to be careful when there. It never for an instant occurred to him we were the very natives he was talking about. Dirty Arabs and wogs were as much a menace to us as they had been to his beloved regiment. While he spoke, he was most attentive to us, pouring us tea and offering us cakes and lighting our cigarettes. (WG BSC 85)

La scène se poursuit lorsque Steve est repris, pour indélicatesse, par un de ses amis :

“What the hell are you talking about ? ”  Steve shouted. “What has a filthy wog got to do with these people here?”
“Steve”, Shirley said […] “when you say “wogs” you mean Egyptians in general. Edna, Font and Ram are Egyptians.” […]
“Blimey,” he said, “I didn’t mean to be offensive at all… […].What I say,” he said “we’re all human beings. […] There is no difference between one man and another.” (WG BSC
95-96)

Cette longue scène montre clairement le passage de l’Occidental dominateur dans son rôle colonial au Proche-Orient, dans une relation conflictuelle de groupe à groupe (the natives, the wogs) à une relation individuelle (one man and another) induite par la proximité (these people here). Waguih Ghali ne présente pas une image idéalisée de cette rencontre Ouest-Est qui tentait Edward Atiyah dans Black Vanguard. Waguih Ghali, comme Ahdaf Soueif, soulignent le chemin qui reste à parcourir pour que la rencontre soit plus équilibrée. Ils pointent du doigt l’illogisme et les contradictions des Occidentaux à l’égard des Arabes :

French women can bear to know that women in Algeria are starving, but they can’t stand the knowledge that these Algerian women say their prayers at home while their French counterparts go to mass. Can a people who think that they practically invented logic be asked to be logical? (EAd PWN 8)’

C’est par la bouche même d’Anglais qu’ils émettent ces critiques. Ainsi la famille anglaise qui accueille Ram et Font fait-elle part de ses doutes quant à la prétendue intégrité britannique :

I suppose you call eight thousand of our soldiers in Suez against Egyptian wishes, not against the law ? […] I’m sure every one of them has a visa duly stamped and paid for at the Egyptian consulate, otherwise they wouldn’t be in Suez. We English never break the law; […] it’s so malleable in our capable hands.(WG BSC 65-66)’

Les personnages occidentaux qu’ils soient représentés au Proche-Orient ou en Occident visent à donner aux Occidentaux une image d’eux-mêmes nuancée qui leur permette de s’ajuster aux Orientaux également plus complexes que ces romans révèlent : ’the European’s own image of himself in the East, an image different from the one he has of himself in his own country and among his own people’ (AS ML 482). Ce qui importe, ce ne sont ni les Occidentaux ni les Orientaux en tant que tels, mais les Occidentaux et les Orientaux dans leur relation mutuelle. A la charnière, les Orientaux occidentalisés ou les Occidentaux orientalisés (beaucoup plus rares, seule Anna Winterbourne (AS ML ) semble relever de cette catégorie) savent tendre le miroir qui, en perdant son tain, fera tomber les préjugés et permettra une relation fructueuse.

Le premier pas vers cette harmonie consiste à faire prendre conscience du double langage constant qui régit les relations entre Occident et Proche-Orient. Le destinataire des textes de ce corpus est amené à réfléchir aux apparences et invité à traverser ce miroir offert par les divers idéologues (‘To investigate the real motives behind the apparent ones’ (NS QFT 13)). Dénoncée comme hypocrisie, cette double représentation de la réalité doit demeurer suspecte :

I love everybody except humanity […]. What can you do with its hypocrisy? Even in the humblest slum you have enough hypocrisy for a dozen diplomats. What can you do to a people that cultivate hypocrisy as a profession? […] Hypocrisy in politics, hypocrisy in friendship, hypocrisy in virtue, hypocrisy in religion, hypocrisy high and low everywhere. I could tell you I love you in sixty different, extravagant ways, without meaning it, but I would actually destroy you by one subtle phrase, as sure as an adder’s tongue. But don’t you believe everything I say […]. Even as I self-righteously attack hypocrites I might be the one who is the most hypocritical of all. (JIJ HNS 49)

Au-delà des apparences se produit un autre discours :

When I see a friendly westerner, I scratch the surface to find the Zionist underneath.(YZ BDG68)’

Dans le rapport souvent conflictuel entre dominant et dominé, on aimerait se contenter de faire comme si. La part de responsabilité, de reconnaissance, concédée au dominé ne devrait être qu’un simulacre :

They thought that the Egyptians would be happy with the British Government […] allowing them to play at parliaments.(AS ML 457)’

Ce qui s’applique aux promesses et aux discours - et ceci est effectif pour les uns (EA EFE 1O8) comme pour les autres (le roi Hussein est accusé de double jeu (‘He’s a dirty double dealer’ (AS IES 220)) – vaut également pour la représentation de l’occupation de l’espace. Ainsi, lorsque les camps de réfugiés sont décrits comme des applications d’un modèle de pensée et d’organisation britannique, faut-il y lire un déni de la précarité de ces réfugiés et du désordre que l’exil cause dans leur vie :

[Jennie] had been impressed by the organisation of the camp, by the camp’s manager efficiency… It had been so easy to obtain the facts and figures she wanted. She had noticed before what good aDMinistrators these Palestine Arabs made. They had profited enormously from the training they had had under the British, in British methods. (EA LP 13)

Dans ce roman, la phrase suivante dénonce l’ironie de la situation en général :

What a bloody irony the whole thing had been […]. Training them, preparing them for self-government, for independence, and at the same time bringing in the Jews to take away their country from them at the end of it all… (EA LP 93)

Le glissement de l’ironie vers la politique générale masque celle qui consiste à parer d’ordre une situation de désordre, ce qui a pour effet de la nier.

Le discours politique sous-jacent met en garde contre l’Occident et contre l’attrait qu’il peut exercer sur les Proche-Orientaux :

I wanted to save them the disappointment of discovering the discrepancies of the American dream and the thuggeries of the Butchers of this world.(SKA OD 137)’

Ce décodage s’applique également aux protestations émanant d’ Occidentaux à l’encontre de la politique des Européens au Proche-Orient :

The press, the MPs, could never be entirely relied upon. The absurd, the short-sighted irresponsibility, hypocrisy, of those who wanted the fruits of a policy while salving their conscience in yapping cries of outrage when they saw the pruned branches on the ground, irritated them all… (SA L 118)

Une clé de lecture est donnée : quand on entend Honour, il faut comprendre oil  (WG BSC97).

On assiste à un déni de responsabilité dans des événements lointains (‘the responsibility had to be spread as thin as human resources permitted’(SA L 118)) qui nous ramène à la problématique de la perversion de la parole du Père. Perversion qui a pour effet de faire du fils un pervers à son tour puisqu’il imite les travers du mauvais Père :

The Palestinian gas station operators [were] shouting orders one time at a poor black guy accusing him of laziness, and I fought a strong urge to […] engage them in friendly conversation, perhaps begging them not to adopt America’s prejudices so readily. (SKA OD137)’

Dans cet exemple d’assimilation d’un discours raciste, on retrouve la même ironie que lors de la description du camp de réfugiés, citée plus haut. La mise en scène ironique joue comme révélateur d’un discours autrement parfaitement lisse. L’utilisation constante de l’ironie et de la dérision dans les ouvrages de ce corpus tient le lecteur en alerte dans le texte mais aussi dans le hors-texte qui sert de référence à cette fiction. Tout discours sur le Proche-Orient est dès lors, pour lui, terrain piégé.

Notes
1255.

voir Le Robert . Relais : Dispositif permettant à une énergie relativement faible de déclencher une énergie plus forte. Dispositif servant à retransmettre un signal radio-électrique en l’amplifiant.