b – L’espion.

Were we really spies ? (SA L22)’

L’écrivain arabe d’expression anglaise est un agent double, qualité qui l’autorise à dénoncer ce double langage. Serviteur de deux maîtres (‘to write history through the back door by serving America and Araby’ (SKA OD 103)) il apparaît tout naturellement sous la figure de l’espion, personnage dont la fréquence est anormalement élevée s’agissant de romans qui ne sont pas d’espionnage, à l’exception de One Day I Will Tell You de Saïd K. Aburish et de Open House de Nabil Saleh.

L’étranger représente l’espion le plus plausible, surtout s’il parle arabe et se montre amical envers les indigènes :

“I am a student of Arabic and I have always wanted to see the Arab countries. I look forward to the day when I can read the Koran fluently, like an Arab.” […] Adnan was not impressed. In Arabic he said to me softly, “The son of a bitch thinks we believe him. God knows he’ll be reporting all this to his embassy tonight.” (JIJ HNS 40)

La maîtrise de la langue est un argument déterminant (SA L 6 ; EAd LCT 146) puisque la langue donne accès à la structure de l’Autre. Parmi les étrangers, les journalistes (‘spies posing as foreign correspondent’ (SKA OD150)) sont plus particulièrement désignés à cause de leur curiosité naturelle et de leur quête d’une information souvent dissimulée au regard du plus grand nombre. Cette suspicion naît d’une méconnaissance de l’étranger, du flou qui l’accompagne et des spéculations qui en découlent (‘probable nationality […] and probable role in the spy networks of the world’ (SA L 6)). L’aura des probabilités qui entoure l’étranger le rend inquiétant, d’autant plus s’il s’agit d’un exilé ou d’un immigré, même si cette installation remonte à plusieurs générations :

Jacob Haddad was kidnapped during those six months by the Christian Phalangist Party. He was released a week later because he was suspected of being an Israeli spy. It seemed ironic to think that had he been captured by another group he would have been tortured and killed for precisely the same reason. (CG BP 39)

On en revient au problème de loyauté évoqué plusieurs fois auparavant. Le déraciné (volontaire ou non) apparaît comme un être de discontinuité (SKA OD 168) liée à son errance, à son absence d’ancrage. Dans les trous qui caractérisent cette discontinuité, tout est imaginable. D’où l’interrogation sur les absences récurrentes d’Alex ou de Rayya. Ce qui échappe au regard de l’Autre ne peut être innocent. La face cachée – Saïd K. Aburish parle de ’front half’et de ’hidden, more important half’ (SKA OD 22) – recèle quelque chose. On semble donc s’éloigner du rôle de révélateur que l’écrivain arabe d’expression anglaise voudrait assumer. D’autant plus quand on a affaire à des informateurs indigènes (SA L100) prêts à satisfaire à tout prix leurs commanditaires (‘Paid informers often say what they think their cash source wants to hear.’ (SA L 184)). Par conséquent, l’espion est-il fiable ? N’est-il pas nécessairement un traître ?

Do we carry the seeds of betrayal and treason in our hearts ?(YZ BDG88)’

On se souvient d’une des dernières scènes de A Beggar at Damascus Gate où tout le monde est quelqu’un d’autre :

They were not beggars at all, or only as much as Rayya was. The whole scene was hallucinating, unreal. Beggars were not beggars; soldiers were not soldiers, waiters were not waiters. (YZ BDG148)’

On pourrait lire cette citation comme un renversement de l’ordre établi : les dominants (soldiers) ne seraient plus dominants ni les dominés (beggars, waiters) dominés. Il pourrait s’agir d’une revendication d’un nouvel ordre, d’un nouveau type de rapport entre les forces en présence. Ce pourrait être une lecture satisfaisante si elle tenait compte d’un manque : s’ils ne sont pas ce qu’ils sont, que sont-ils ? Or de cela, le texte ne dit rien. Irréels (unreal) à moins qu’ils ne soient monstrueux : des monstres à deux têtes (EAd PWN10). Ils sont d’autant plus monstrueux qu’ils ne semblent venir de nulle part (‘He was known to speak several languages like a native, and people disagreed about his origin’ (YZ BDG 125)). Monstrueux parce qu’ils montrent, représentent : Alex prétend faire un livre sur l’architecture arabe et islamique (YZ BDG 121) et ses photos semblent suspectes parce qu’elles dévient de la norme touristique (YZ BDG 123) et qu’il n’est pas ce qu’on attendrait qu’il soit, à savoir un photographe professionnel. Alex est en réalité – mais dans cet univers fluctuant, ose-t-on encore parler de réalité ? - architecte et/ou poète : ’He was an architect, but in reality he was a poet.’  (YZ BDG123) . D’où il résulte que l’écrivain est un espion, surtout s’il évolue entre deux langues et deux cultures. La fiction maquille la réalité mais la révèle aussi.

La fiction permet de montrer un même événement à partir de plusieurs points de vue. L’omniscience du narrateur apparaît comme un artifice de structure très fréquent dans les romans de ce corpus. On a relevé à plusieurs occasions comment un même événement est rapporté par plusieurs témoins afin de faire surgir une vérité cachée, qu’elle soit individuelle (comme lorsque Faris Deeb veut taire son meurtre (EA DM)) ou politique (comme lors du conflit israélo-arabe avec la confrontation des annonces officielles, des communiqués de presse et des récits des témoins (AS IES)). Cette stratégie perpétuelle appliquée à la structure narrative des romans vaut également pour l’idéologie qu’ils véhiculent. Journey to Tamalpais d’Etel Adnan, essai de saisie, d’épuisement d’un lieu, procède ainsi et rappelle cette dimension idéologique :

The Indian called the Mountain Tamal-Pa, “ The One close to the Sea” . The Spaniard called it Mal-Pais, “Bad Country”! The difference between the native and the conqueror is readable in these two different perceptions of the same reality. (EAd JMT 15)

Deux signifiants, généralement antithétiques, soulignent l’opposition , l’affrontement entre deux cultures ou deux politiques :

It was barbaric. And they call themselves civilised. (AS ML 427) ’ ‘ I am reciting the list of your victories, your mischiefs… (EAd LCT 158)

Plus souvent, un développement analyse pour le lecteur la différence de nature entre les deux points de vue :

I cannot believe how your newspapers there keep making like Sadat is this wonderful humanitarian hero. The only people he is “humanitarian” to are the Israelis. (AS IES 32) ’ ‘ To you Khomeini is an intellectual exercise, a news item, a bad guy whom you see from far away and you relate to what he does more than you relate to what he is. To me it’s more serious. He challenges hundreds of years of tradition. Everything the Moslem and Arab worlds ever stood for in being tested. Our whole being is in the front line. (SKA OD 77-78)

D’autres romans ont recours à une mise en scène de points de vue opposés. Ram rencontre en Angleterre des participants à l’affrontement anglo-français-arabe à Suez qui rapportent leur expérience . Il y a plusieurs niveaux de récit : celui de la mère du jeune soldat britannique et celui de ce dernier. Ces récits qui éclairent la perception directe et indirecte des faits montrent comment la chaîne de transmission se déforme. Les Egyptiens à qui ils sont racontés ne réagissent pas immédiatement. Le point de vue égyptien n’apparaît que bien plus tard dans le roman, au cours d’une discussion familiale. L’affrontement idéologique est retardé mais n’en a pas moins d’effet :

“Fancy you being Egyptian and my Steve just back from… now wot’s the name of that place…” 
“Suez”, Font said.
“That’s right, Suez. Ever so
appy e was there” e said. As dark as an Indian e came back, wot with the swimming and the sun. Beautiful place, e said it was”.
“I’m glad he like it”, Font said. (WG BSC
62)
[…]
We had seen many Steves before – hundreds and hundreds of Steves during the war […]. I thought he looked strange in civilian clothes. (WG BSC
84)
[…]
“Suez”, I said.
“Oh, THAT was a blunder”.
“Twenty-five thousand Egyptians dead” I exaggerated.
“ So many? Oh, A LA GUERRE COMME A LA GUERRE…” and he laughed. I laughed too, and we parted. (WG BSC
128-129)

L’effet de retardement avec le rappel régulier de cette argumentation en suspens a pour conséquence un envahissement du texte qui recentre son intérêt non sur l’intrigue mais sur son contenu idéologique. On retrouve le même effet chez Ahdaf Soueif dans In the Eye of the Sun qui, à chaque événement important, recourt à la juxtaposition systématique des faits et de leur restitution selon les destinataires visés.

S’agit-il d’une tentative de tout dire, comme on l’a suggéré plus haut, dans un but purement informatif, ou bien d’une tentative de déni du clivage du sujet bi-culturel. Au lieu d’une unité, cette apparente totalité ne révèle-telle pas un clivage ? Chez Saïd K. Aburish, cette notion est explorée tout au long du récit de Daoud :

The possibility that my other side, my Arabism, might create conflicts didn’t occur to me or to Radio Freedom. (SKA OD 21) ’ ‘ […]

I hated the Arabs because they were me and they were crawlers beggars. I hated the Arabs because […] they still played up the colonialists. […] The job I was doing had one oBVious reward – the feeling of being one of the masters, of being in with the Americans. (SKA OD
38) ’ ‘ […]

We were into heavy stuff, for me conflict-making assignments. (SKA OD
32) ’ ‘ […]

They weren’t talking about the mental agonies of someone caught between two cultures, two loyalties. No, no, no, that was the thing farthest from their minds. (SKA OD
39) ’ ‘ […]

The first job America offered me was a horrible accident and the scars… hell, let’s not talk about the scars. (SKA OD
44)

La coupure du sujet vole la vedette à l’information qu’il est censé véhiculer et il perd toute crédibilité auprès des uns comme des autres :

Though the Americans appreciated what I did, they never completely trusted me. […] The Americans viewed me as an Arab and the Arabs viewed me as an American. (SKA OD 38)

Le serviteur de deux maîtres n’en servirait-il aucun ? La suspicion qu’il éveille pointe vers l’échec de son entreprise. La réaction de Ram et Font sur Suez n’intervient pas devant Steve et sa mère mais devant des Egyptiens. L’apparent dialogue des cultures ne serait donc qu’une illusion. Ou faudrait-il rejeter la responsabilité de cette méfiance sur le choix de la fiction pour exposer des points de vue idéologiques ? Si le poète voit dans un champignon nucléaire la naissance d’un cerveau humain (EAd JMT 41), ne peut-il, de la même manière, simuler la souffrance du réel : ’Their best agents were quite inconspicious, their very bodies served as camouflage.’ (CG BP 76)  ?

L’instabilité de l’espion, le flou qui l’entoure, rejoignent l’instabilité, le flottement du signifiant dont joue le poète pour créer un texte original apte à représenter l’originalité de sa position.

Tout ceci fait-il de l’espion un menteur ou un traître (‘That doesn’t make him a traitor. But it makes him a liar.’ (CG BP 171))? Le problème de la trahison sous-tend celui de la dualité (YZ BDG89). La ligne (The Thin Line (EA)) qui sépare fidélité et trahison est imprécise. Ainsi les informateurs locaux sont-ils le plus souvent bernés sans avoir conscience de la portée de leur acte. Même la mère de Tareq est manipulée plutôt que manipulatrice (SA L 178-179). L’agent double comme Daoud s’il est prêt à servir plusieurs maîtres, à devenir une putain (‘my one way ticket to whoredom’(SKA OD 102)), n’accepte pas aussi facilement de trahir :

It was a long way from worrying about the little boy with the big black eyes to betraying my own people […]. I was a victim myself, a man unhappily in the middle being manipulated by sinister powers beyond his control. (SKA OD 43-44)

De plus, il en rejette la responsabilité sur d’autres (sinister powers beyond his control) qui semblent naturellement désigner les Occidentaux dont il se sent toujours inférieur.

Traître par choix ou par force, l’écrivain arabe d’expression anglaise n’en apparaît pas moins comme éminemment suspect :

If she expected treason from her own group, how could she spare others from suspicion ? (YZ BDG81)’

Comment peut-il surmonter et réconcilier ses divisions et donner une analyse équilibrée et objective d’événements et de situations dans lesquels il est doublement impliqué, en tant que bi-culturel mais aussi par son désir d’être témoin alors qu’il est partie prenante et acteur ?