a – Le colonisateur, l’Empire, le colonisé.

Mais pour commencer quelles sont les forces en présence ? Le colonisateur prend plusieurs visages que résume assez bien ce dialogue entre Anna Winterbourne et son beau-père :

“He believed he was doing the right thing.” And also, she thought, he wanted action, adventure, purpose a mission…
[…]I told him this was not an honest war. This was a war dreamed up by politicians, a war to please that widow so taken with her cockney Empire – Ah, what’s the use? (AS ML
30)

Deux faces d’une même entreprise s’expriment ici : la face imaginaire – la quête de l’exotisme - et la face pragmatique, politique. L’imaginaire du voyage en Orient est incarné par une Anna Winterbourne qui se défend de ce désir d’aventure mais qui n’en part pas moins en expédition dans le désert déguisée en homme (AS MLchp. 10), tout ceci s’achevant par un mariage dans un palais des merveilles. De l’intérieur du harem, lieu clos, abstrait, coupé d’une partie du monde où se déroule la réalité 1256 , Anna pense connaître les Arabes de la même façon qu’elle en attribue une bonne perception à d’autres voyageurs (et voyageuses) occidentaux comme Lady Duff Gordon (AS ML 107) 1257 . Cette vision imaginaire se confond avec l’approche romantique, pétrie de bonnes intentions liées à un vague sens de culpabilité appliqué sans discrimination à tout et à rien, y compris au colonisé :

He speaks of the White Man’s Burden, of his duty to heLP “primitive”  nations fulfil their potential, his duty to civilise them. He is intrigued by the image of himself as a Reformer – a Saviour. He feels righteous as he “protects the peace”, “supports the legitimate sovereign”, “answers the safety of the religious minority”… (AS ML 482)

L’aspect moral (duty, righteous), qui justifie toutes les actions même les plus inqualifiables, a été relevé auparavant quand il a été question des manipulations idéologiques. La mission, quelle soit religieuse, éducatrice, civilisatrice, trouve des échos dans divers personnages, qui ne sont pas nécessairement occidentaux, mais occidentalisés porteurs d’un flambeau qu’ils cherchent eux-mêmes à transmettre. Le poids des colonisateurs est déplacé vers les personnages qui servent de lien entre Orient et Occident, personnages qui sont proches des auteurs : Mahmoud et ses réformes agricoles (EA BV), Musa Canaan et son organisation du camp de réfugiés (EA LP), Edna dans son rôle d’initiatrice de Ram et Font (WG BSC ), Aimeric Maurel qui porte la médecine nouvelle en Occident (NS O), toute la série de professeurs ou étudiants. Ce sont des personnages qui agissent (action) avec un but (purpose) pour tirer le pays d’un immobilisme réel ou imaginé parce qu’ils sont conditionnés par une vision occidentale. Ces personnages sont eux-mêmes animés par une forme de culpabilité inconsciente, causée par leur propre trahison à l’égard des non-occidentalisés. Si leur entreprise échoue, les autres ne mettent pas en cause les idées occidentales qui l’inspirent, mais la rupture de la confiance entre gens d’un même pays (EA BV). L’action est généralement structurante quand elle n’est pas guerrière, destructrice : à nouveau deux faces d’une même réalité : la nouvelle structure en détruit une plus ancienne et est souvent accueillie comme désordre. La guerre coloniale n’est pas abordée en tant que telle - à l’exception de quelques pages de The Map of Love sur le Soudan (AS ML33-35). Ce qui est développé, ce sont les guerres fratricides armées par les puissances coloniales.

Cette définition du colonisateur donnée par Anna Winterbourne et son beau-père fait ressortir l’aspect centripète de cette entreprise : il s’agit de satisfaire un désir individuel et non pas d’aller vers l’Autre : 

Lord Cromer is a patriot and he serves his country well. We understand that. Only he should not pretend that he is serving Egypt. (AS ML248)’

Sous l’apparent altruisme des réformateurs il faut voir une quête de leur propre structure .

Le colonisateur cherche donc à satisfaire les besoins de l’Empire :

Built of course on Egyptian cotton and debt, on the wealth of India, on the sugar of the West Indies, on centuries of adventure and exploitation ending in the division of the Arab world and the creation of the state of Israel etc. etc. etc. (AS IES 511-512)

Le pragmatisme est dénoncé dès les premières oeuvres. Ameen Rihani avec The Book of Khalid écrit un pamphlet violent contre le matérialisme. On n’insistera pas ici sur l’aspect économique déjà développé dans l’étude de l’espace et abondamment mis en scène dans The Qadi and the Fortune Teller, roman dans lequel le problème de la division des communautés est également largement abordé. Deux idées fondamentales apparaissent ici : celle de la dette (c’est-à-dire le rapport faussé au symbolique, à la Loi) et celle de l’Autre dans le sujet. La création de l’état d’Israel à l’intérieur de la Nation arabe par les pays occidentaux, îlot d’altérité radicalisée par le soutien des Occidentaux, fait écho à l’altérité fondamentale du bi-culturel, altérité irréductible qui le morcelle et le force à errer en quête d’une unité irrémédiablement perdue. La part du conflit israélo-arabe, en ce qu’il déstabilise, rompt, fait éclater des certitudes, renvoie le sujet écrivant au conflit intérieur dont la solution lui échappe sans cesse. Israel, comme la part d’Occident de l’écrivain arabe, est une blessure toujours ouverte autour de laquelle se construit un discours qui soit tente de la nier, soit tente de la réduire au silence. Mais le cri de la souffrance se fait toujours entendre de ce vide constitutif de l’écrivain arabe d’expression anglaise.

Le colonisé, quant à lui, erre en quête d’identité :

I made a small attempt to explain to her the oddity of Egypt ’s position, the country , having won its independence in all but name from the Ottoman Sultan some sixty years ago though still nominally a part of his Empire, and now being ruled by the British through their Agency… (AS ML 57)

Au niveau national comme au niveau individuel, il cherche une indépendance qui lui donnera accès au statut de sujet. Les tentatives de libération du joug familial en sont une des expressions : Violette Batruni (EA LP), Samar Khaldy (RA SS), Ram (WG BSC ) en sont trois exemples qui résolvent le problème : la première en demeurant et épousant les ruines des espoirs de ses parents (André devenu infirme n’est plus le bon parti qu’il était auparavant), la deuxième fuit avec le garçon qui représentait un danger pour son groupe social et familial. Le dernier se conforme au modèle familial en évinçant le cousin idéal. Les trois modes d’accession à un statut d’indépendance sont des modalités de la relation de séparation d’avec le colonisateur.

La position de colonisé et son absence de statut est également développée lorsqu’il est question de la femme. De la jeune fille confinée dans le cocon/prison familial à la prostituée, de la mère de famille gardienne des traditions à l’épouse adultère, une gamme d’attitudes possibles est donnée à lire : passivité, curiosité, révolte, rébellion ouverte, fuite du logis conjugal ou parental, meurtre du mari trop violent, reflètent les positions politiques face au fait colonial. La question de la libération de la femme plus ou moins bien résolue permet de dire les tensions d’une situation (post-)coloniale. De la même façon, les jeunes gens éduqués en Occident qui retournent en Orient doivent faire face à un problème d’identité, autre mode d’expression de cette recherche d’identité liée au problème d’indépendance.

Notes
1256.

voir Mernissi, Fatima.Pt 2.

1257.

Duff-Gordon, Lady Lucie. Letters from Egypt. (1865).