b – Rupture.

En prétendant agir sur un état d’immobilisme, le colonisateur instaure une rupture dans un ordre établi :

You thought of France as an intruder into the order of things as you knew them.(EAd PWN101)’

L’entrée en scène de l’Autre introduit des changements qui remettent en cause un mode d’existence et de relations, ce qui est plus ou moins bien accepté (‘They didn’t want newcomers upsetting life’(SA L 22)). Ainsi au Lebanon Paradise , l’arrivée de réfugiés palestiniens (EA LP 20-23) oblige-t-elle à une redistribution des chambres de l’hôtel qui rend furieuse Mme Harfouche une vieille habituée (‘You know very well Tanios, that I must have a view of the sea […]. I must have a room on this side. For fifteen years now…[…] Wasn’t it in 1933 we first came here…?’ (EA LP 20)). Ceci provoque aussi une modification des relations entre les individus habitués de l’hôtel (‘Any support she could give her friend against this affront would help to soften the blow of her own intended treachery over the pinacle’(EA LP 21)). Le microcosme du Lebanon Paradise offre l’éventail des positions adoptées lors de la création de l’état d’Israel avec la complicité des puissances occidentales. L’état d’Israel comme la partition de l’Empire ottoman (AS ML 47) créent des ruptures géographiques :

She would probably never again go on this road to Egypt , because the Jews had taken Palestine , driven an alien territory between Egypt and the Lebanon in which no Arab would want to set foot. (EA LP 73)

Cette rupture de la continuité territoriale entraîne des contraintes, dont l’obligation de vérification d’identité (EA LP 20). Le morcellement identitaire se dit dans l’éclatement et la recomposition de l’Empire ottoman.

L’intrusion du colonisateur étranger modifie l’équilibre démographique et social. Les déséquilibres communautaires tels qu’ils sont mis en relief dans The Qadi and the Fortune Teller morcellent une société et la conduisent au bord de la rupture :

[Beirut ] is an exemplary city, a prototype for the future, the perfect place where prosperity is a factor of underdevelopment. (EAd OCW 109)

Les individus y perdent leurs repères et ce désordre contamine l’équilibre familial. L’ordre symbolique est rompu : les fils et même les filles prennent l’ascendant sur les pères. Violette Batruni échappe au jardin (la métaphore jardinière du cercle familial et aussi le jardin d’Eden qu’est supposé être le Lebanon Paradise) gardé par son piètre jardinier de père.

Les pères sont sans cesse en flagrant délit de rupture de Loi : les coloniaux bénéficient d’impunité (EA BV 191-195) ; ils déplacent leur transgression pour la minimiser et se disculper (‘Police do make mistakes, everywhere in the world. We’re a jolly sight better than the French are, across the way, and I think people should try and remember that and put up with ordinary human error .’(SA L157)

Ces ruptures à divers niveaux causent une instabilité qui se traduit au niveau narratif par le choix des périodes d’instabilité politique : changements de régime, guerres, fins de règnes, résolument amenés sur la trame narrative qu’ils sous-tendent.

Or, si elles sont à l’origine d’une certaine désorganisation, ces ruptures portent aussi de nouveaux espoirs :

We begin a new life now. The veil and the HABARA belong to the past….the dead past we had to bury in Palestine , the past which lost us Palestine… (EA LP 243)

Anwar Barradi, le Palestinien aphasique, dès qu’il commence à guérir assure son épouse que leur vie, fondée sur le strict respect de la tradition musulmane, va changer. Musa Canaan, le responsable du camp, travaille aussi pour une évolution :

[He was] going back to his life of struggle for the refugees and the new birth of the Arab countries.(EA LP 253)’

La destructuration du vieux monde en redistribuant les cartes stimule une énergie et une imagination que d’aucuns croyaient à jamais endormies. Ce sursaut salutaire permet au sujet de reprendre sa place active dans l’histoire et dans le récit. Au début de Lebanon Paradise, des réfugiés palestiniens sont mentionnés comme une gêne pour Mme Harfouche et sa bande. Puis Fareeda Barradi ôte le voile dès son arrivée au Liban et cherche à s’affirmer pendant que son mari, aphasique, anoynme, lutte pour survivre. Entre un mari qui n’a plus accès à la parole et une épouse qui désire la transgression, mais n’en franchit pas le pas, quel crédit apporter à ce désordre ? Dès qu’Anwar reprend la parole et constate les effets de la catastrophe sur sa femme, il réagit en prenant en compte les modifications survenues. Partant du témoignage de son échec individuel et collectif, il accepte la rupture de l’ordre ancien comme une chance.

De manière similaire, Anna Winterbourne (AS ML ) après la guerre du Soudan et la mort de son mari, prend une nouvelle dimension : de jeune femme à l’écoute des avis de son beau-père, elle devient une femme mûre qui prend en charge sa destinée et agit hors des rails que la tradition lui impose.

La prolifération de personnages féminins sous la plume d’écrivains masculins est intéressante dans ce contexte. Femme et colonisé se servent d’une situation de rupture pour acquérir un véritable statut, avec plus ou moins de réussite. Mais dans la période d’instabilité entre deux régimes, ils trouvent un espace nouveau où faire et se dire : l’entre-deux constitutif des écrivains bi-culturels.

Cependant, cette rupture, si positive soit-elle, ne détourne pas les écrivains du corpus d’une recherche de la continuité.