1 – Histoire volée.

L’Europe s’avérait une héritière rapace, revendiquant sans vergogne un patrimoine commun et les pans entiers d’une même histoire. […] Ce qui s’affirme en réalité au terme de découvertes remarquables […], c’est la quête inlassable par l’Occident de ses propres origines. 1260

L’Occident s’est en effet approprié l’héritage commun à ses propres fins. Outre la quête de ses origines, l’Occident colonial a trouvé là un autre moyen de nier les indigènes :

The more the Colonialist wishes to ignore the inhabitants, to deny their existence, the stronger the historical or religious ties he claims to the land. (AS ML 482)

Il existe diverses façons de nier une histoire, des plus violentes aux plus insidieuses (AR BK 317).

Etel Adnan dénonce inlassablement tous les génocides et assimile le génocide culturel au génocide physique :

Spain (or should one say the Inquisition ?) has carefully erased the traces of its Arabs. And this cultural genocide was soon followed by the slaughter of the Indians.(EAd OCW 55)’

Supprimer une culture consiste à priver un peuple, un individu de sa lignée symbolique (AR BK 268-269) et à le priver de parole. Ainsi les lointains ancêtres des Libanais ont-ils totalement disparu :

The only thing that remained crystal clear was that the Phoenicians and Punics alike had been annihilated in body and soul.(CG BP203)’

Et la voix de ceux qu’on n’aurait pas fait taire physiquement continue à mourir des siècles plus tard quand, par exemple, une bibliothèque brûle lors d’une autre guerre à Sarajevo (‘…in the ruins of the National Library […] the atmosphere dreamy with the smoke of one million Ottoman books gone up in flames’(AS ML 488 ; EAd OCW 70)).

Les archéologues (‘necrophagous […] scholarly grave-diggers’ (AR BK 268-269)) instrumentent la spoliation du passé . Considéré comme une abomination, leur travail consiste à démembrer davantage encore un corps morcelé (‘What would become of it, if a necropolis […] did not yield […] a limb, a torso… ?’(AR BK 268)). Ils arrivent après les guerres et leur train de destructions :

The Christian militias of East Beirut concentrated their attacks, as if to annihilate the essentially Muslim center of the city which was the beauty –and the memory. They behaved as if they believed that they had to destroy History in order to assert their specificity.(EAd OCW82)’

Ce qu’ils ne détruisent pas, ils le pillent (AR BK 269) pour le revendre (CG BP 140) à des collectionneurs privés ou à des musées à l’étranger (‘the most choice among [the ancient monuments] had found their way to Europe.’ (AS ML 395)). Dans ces musées, ces pans d’histoires orientales sont fossilisés, momifiés (AS IES 429-588), comme en témoigne cet échange entre Anna et Sharif alors qu’ils se trouvent auprès des tombes des moines du monastère Sainte-Catherine et que la conversation passe des moines aux raisons de l’excursion d’Anna :

Forgive me. It is all those skulls and bones in there […] so […] you came to look for that world you saw in your museum. And have you found it?

In your house, monsieur. (AS ML
216)

Il faut savoir que la maison en question, à la génération du récit cadre, est devenue un musée (AS ML 203). Le lieu de vie se transforme en lieu mort quand il est coupé de son environnement. Les objets dans les musées, déconnectés de leur environnement naturel et mis en rapport avec d’autres objets provenant d’autres lieux, prennent un sens différent et perdent de leur authenticité pour devenir une variation du faux (AS IES 588). Les antiquités présentées dans les musées perdent leur identité malgré toutes les indications contraires : ’the label said she was an unidentified woman who had died young. But Asya thinks of her as the Princess’ (AS IES 429). Asya, l’Egyptienne, replace la momie dans une histoire et lui rend une identité : ‘my ancestor, my sister’ (AS IES 429).

Le vol des antiquités et de l’histoire d’un pays prend un tour pervers quand un pays est amené à donner  ses œuvres :

He mentioned that Alexandria had boasted two fine Cleopatra’s Needles and commented on the oddity of Egypt ’s rulers giving them away – one to us and the other to the Americans. Then he said that he supposed if they had not given them away they would have been taken in any case. (AS ML 61)

Un don qui ressemble au paiement d’une dette, ce qui nous ramène à la problématique de la dette symbolique et des mauvais pères. En bradant leur patrimoine à ces pervers, le pays s’automutile en pure perte, d’autant que les monuments en question seront réinterprétés ailleurs souvent contre lui, comme en témoigne ce long discours sur les origines et le devenir du Christianisme :

… They’ve stolen our Christ and kicked us in the teeth. […] For fifteen hundred years Christanity has been exclusively European. What have we, Arabs, Asiatics, Levantines, to do with it? We originated it, but the Greeks and the Romans took it away from us. All we have left of it is an antiquated set of rituals to which we have contributed nothing in a thousand years. […] We have neither enjoyed the full benefit of belonging to our fatherland […] nor have we distinguished ourselves by the creation of some great or even different civilisation out of our different faith. Europe has always been afraid of the Moslem East – but the Christians in it, always looking out towards Europe until their necks have ached, have earned no more than its benign contempt. (JIJ HNS 17-18)

Dès qu’un chaînon de l’histoire vient à manquer – volé ou donné - il y a rupture de la continuité et une sorte de mort, d’immobilisme. D’où la nécessité de retrouver le chaînon manquant pour donner une nouvelle impulsion (le sens de l’histoire d’Anna et de ses descendants ne prend son véritable essor que lorsque la troisième tapisserie est retrouvée).

Retrouver la pièce manquante est tâche ardue si l’on pense au trafic de pièces d’architecture antiques signalé très tôt. Aimeric Maurel en est le témoin à Venise : ’two columns looted from Constantinople’  (NS O25). Déplacement et ré-utilisation dans un autre contexte effacent le souvenir.

Le déplacement s’opère également et plus dangereusement sur le plan toponymique. Quand la Corniche devient l’Avenue de Paris (RA SS25) ce n’est qu’une bizarrerie :

Avenue de Paris […] appropriate, don’t you think ? Especially as Paris is on the Mediterranean. (RA SS 29-30)

Elle imprime néanmoins un sceau colonialiste sur la ville, en la liant avec la lointaine métropole. Donner des noms différents à un même individu ou un même Dieu (‘upiter Heliopolitan was the Roman name for Baal. Baal and Jupiter were one and the same.’ (CG BP 339)), à une même réalité, favorise l’émergence de la différence. L’altération du nom entraîne une altérité profonde, voire un rejet, une négation de l’Autre en soi :

The Romans who were therefore aware that this religion had a Semitic root, were ashamed of the fact. These deities were hence rebaptized and Romanized. (CG BP339)’

De la même manière les noms patronymiques sont occidentalisés pour nier la part d’altérité du sujet :

You just happened to be born in Manchester, and before I married you, your name was Khoury and not Cury. (RA SiS 144)

Le lien symbolique disparaît avec la modification orthographique et phonétique qui s’ensuit. Cette disparition est plus grave lorsque cette altérité est niée par un Occidental qui ne veut rien savoir des indigènes malgré ses dénégations. Si Abdelkerim devient Abracadra (WG BSC138), ce signifiant associé aux tours de magie du cirque, montre le peu de valeur que l’Américain accorde à l’Egyptien et son désir de le faire disparaître par un tour de passe-passe. Réduire à rien l’Autre grâce à un truc de prestidigitateur le renvoie au néant. ’There’  (EA BV 8) ou   rom the East’  (RA SiS 62) sont d’autres négations du pays : en ne les nommant pas avec précision, on les renvoie au chaos antérieur à la mission civilisatrice occidentale : en décomposant l’Orient, l’Occident a donné un nom à chaque entité et l’a fait sortir de sa non-existence supposée. Refuser d’utiliser ces noms revient à les sanctionner, à leur dénier le statut d’égal qu’on leur avait fait miroiter : nouvelle histoire de contrat de confiance floué, de relation symbolique pervertie. L’importance du nom est capitale pour préserver la mémoire d’un lieu et de son histoire et de son existence même :

You will all lose your homes. […] You will lose your fields and even the walls […] and you will never be able to rebuild them. You will be driven out. Unless you stand up now and defend yourselves even the names of your homes will vanish from the face of the earth. […]
He said we would be driven out. […] He said the name of our villages would be wiped out of memory and that even the cemetries would vanish. (SA L
160)

Le message politique de Tareq est bien entendu puisque les auditeurs entendent la menace : non seulement le présent effacé annihile tout avenir, mais le passé même (cemetries) est oblitéré : la perte du nom rend toute quête (du passé) impossible. Lui en substituer un autre (‘Tarshiha is now […] renamed Maalot’(SA L51)), c’est remplacer une histoire par une autre : à une histoire rurale (village, vineyard) est superposée une histoire urbaine (‘swimming-pooled, lawn-sprinkled’ (SA L511)).

L’Occident n’a pas toujours souhaité de disparitions, d’éradications aussi radicales que celle de Tarshiha mais il a souvent surimposé les traces de sa culture à celles du Proche-Orient. A une architecture traditionnelle (‘the beautiful white and rose stone houses of the Arabs’(JIJ HNS9)) détruite par des guerres, il substitue une architecture occidentalisée (‘an architecture altogether different from the conventional Lebanon type’ (AR BK 266)) qui modifie progressivement la vision d’ensemble. En intégrant de nouvelles lignes et de nouveaux volumes, l’articulation des formes traditionnelles se fait différemment et les lignes s’interpénètrent. Dialogue des cultures si les deux cultures sont à égalité de moyens, mais l’Occident jouit d’une telle influence qu’un déséquilibre rend difficile la survie de l’architecture traditionnelle. On a vu comment la maison de Sharif al Baroudi devient un musée – le thème de la maison-musée est assez fréquent, ce qui suggère que l’histoire se serait arrêtée à un moment, incapable de poursuivre sa marche quand les Arabes en ont été exclus :

A man with a qumbaz was not to be shown in to the front of the house; even though it had been built for such a man, by others who wore the same clothes, it was now to be inhabited only by men in khakhi shorts or European suits, or priests in robes that were the direct descendants of the QUMBAZ, but preserved from disdain by their long association with the West.(SA L85)’

La période coloniale a laissé plus qu’une trace en imposant sa grille de lecture de la civilisation proche-orientale.

You see life through a foreign phraseology which makes you incapable of seeing anything the way others do. […] You’re driven by a lust of self-destruction, disguised in your alien phraseology.(JIJ HNS165)’

Cette phraséologie serait l’orientalisme qui semble se perpétuer malgré la fin de l’ère coloniale :

Etudes, articles, films, photos ainsi que reportages télévisés sont construits suivant le modèle universitaire occidental de l’  »  orientalisme  » qui a monopolisé l’étude de l’histoire des Arabes et des musulmans depuis deux siècles et qui prétend encore en être la meilleure expression 1261 .

Anna Winterbourne, imprégnée des œuvres de Frederick Lewis, malgré sa volonté consciente de sortir du tableau , ne parvient pas à faire la part de l’art et celle de la réalité :

I walked to the museum and I went to see the paintings […]. I was able […] to take pleasure in the wondrous colours, the tranquillity, the contentment with which they are infused. And I wondered, as I had wondered before, is that an world which truly exists? (AS ML46)’

La question est fondamentale : qu’est-ce qui fait qu’une culture, une histoire, sont réelles? Qu’elles existent en tant que telles (‘it’s authentic. There’s no garbling of facts here. Perfection and imperfection are all there for everybody to see. And garbage is an essential part of humanity.’JIJ HNS 41)) ou qu’elles existent dans les dires (linguistiques ou artistiques) d’une voix dominante? L’épisode de l’enlèvement d’Anna relève de cette problématique :

My first thought on walking was that I had skipped into one of those paintings the contemplation of which had given me such rare moments of serenity. […] A moment later my circumstances and the fact of my captivity came flooding back into my consciousness and jolted me out of my indolence and I rose to a sitting position […]. But as I sat up, my altered perspective brought me once again into the world of those beloved paintings, for there, across the room, and on a divan similar to mine, a woman lay sleeping. She had not been there the night before (AS ML134).’

La première impression est une fictionnalisation de la réalité de sa situation (elle se croit dans le tableau). Ensuite, c’est la réalité du tableau qui donne corps à sa situation, qui lui fait prendre conscience qu’elle est dans la réalité et non dans la fiction, dans le tableau. D’ailleurs pour justifier de la présence de la femme endormie, elle s’appuie sur les contes orientaux (ou plutôt orientalisés) :

What had she to do with my abduction? I had been abducted as a man and in the Oriental tales I had read it has happened that a Houri or a princess has ordered the abduction of a young man to whom she has taken a fancy.(AS ML134)’

Manipulation classique à laquelle se livre Brian Flint : après s’être extasié sur l’authenticité des ordures dans les rues de Bagdad, à l’invitation quelque peu ironique d’un de ses nouveaux amis arabes, il répond par un des poncifs de l’orientalisme, ramenant le réel olfactif à une fiction picturale :

“It may be creative putrescence, of course, if such a thing is possible. I live in a hotel right in the midst of it all. […] How about dropping in for an istikan of tea? ”
“Very good. I hope you have one of those delightful tottering balconies with plenty of friends in bedouin dress.” (JIJ HNS
42)

La fictionnalisation de la réalité touche également les occidentalisés qui ont du pays d’origine un souvenir fictif et qui le reconstituent au moyen de la grille occidentale. Ainsi le souvenir de Palestine (AS ML 118) se confond-il avec la scène du pique-nique des Anglais aux Pyramides (AS ML95).

Les Occidentaux ne peuvent concevoir l’Autre qu’à partir d’eux-mêmes :

When [the European] comes here, he finds that the land is inhabited by people he does not understand and possibly does not much like. What options are open to him? He may stay and try to ignore them. He may try to change them. He may leave. Or he may try to understand them. (AS ML481)’

Il semble que la première option soit la plus répandue, si l’on se fie au portrait de Cromer brossé par Anna à son arrivée en Egypte :

Lord Cromer himself speaks no Arabic at all – except for «  imshi  » , which is the first word everybody learns here and means «  go away  » , and of course «  baksheesh  » . (AS ML71)’

On retrouve ici le refus de l’Autre et derrière la notion de baksheesh, on voit se profiler la dette : nouveau signe de perversion puisque l’Occidental refuse de se reconnaître débiteur d’une culture qui lui est très largement antérieure. Par un retournement dont il est coutumier, non seulement il s’approprie la culture et l’histoire de l’Autre, mais ensuite, il les lui revend avec intérêts. Ainsi en va-t-il pour le canal de Suez, vieux projet pharaonique réhabilité à la mode coloniale qui a endetté l’Egypte, au sens propre. (AS IES 153-154)

Notes
1260.

Zabbal, François. ibid. p.28.

1261.

Rabat, Nasser. ‘Le classicisme, version arabe contemporaine.’ Qantara.42(Hiver 2001-2002) : 30.