d – L’âge d’or arabe.

Saladin appartient à l’héritage commun aux Arabes et aux Occidentaux grâce aux Croisades dont les traces demeurent inscrites en Orient. Samir dans Blueprint for a Prophet imagine une rencontre entre Richard Cœur de Lion et Saladin qui s’affrontent dans une joute amicale tout en cherchant un armistice (CG BP 202). Les deux héros font l’objet de multiples représentations dans la littérature de chaque culture. L’Occident, fasciné par Saladin, lui a toujours attribué des vertus chevaleresques qui lui permettent de mieux accepter sa défaite : la valeur de l’opposant diminue le choc de la défaite 1265 . Les Croisades, et en particulier l’épisode de Saladin, équilibrent la rencontre Est-Ouest. Si la confrontation contemporaine a humilié l’Orient, le rapport de force était plus équilibré lors des Croisades.

La supériorité arabe est évoquée à nouveau face au Turc de l’Empire ottoman dont la cruauté est mainte fois dénoncée (AR CM 22). Face au Turc, s’élève l’espoir d’un nouveau Saladin :

Out of those deserts is a race which is always young, a race that never withers. A strong, healthy keen-eyed, quick-witted race; a fighting fanatical race; a race that gave Europe a civilisation, that gave the world a religion. […]
We can build an Arab Empire, we can resuscitate the Arab Empire of the past. Abd’ul-Wahhab […] is the Luther of Arabia. […] The Arab will never be virtually conquered. Nominally, maybe. […] Chiefly, because Arabia has a Prophet. She produced one and she will produce more. Canons can destroy Empires; but only the living voice, the inspired voice can build them.
(AR BK 303-304)’

A l’Empire ottoman, vieil homme malade, s’oppose une force vive (young, strong, heathly) au passé prestigieux : les Arabes ont déjà conquis le monde. Et puisque la cyclicité de l’histoire a été affirmée, une nouvelle conquête est possible. Une conquête symbolique (civilisation, religion, voice) et non militaire (canons), donc durable.

Le retour à Saladin inverse les rôles : l’Occident avec son matérialisme (Ameen Rihani le dénonce de façon répétée, mais de nombreux écrivains lui emboîtent le pas) est balayé par l’Orient et sa culture. Que reste-t-il en effet des victoires des Croisés? Quelques ruines à peine discernables dans leur environnement (SA L 6) alors qu’un alphabet ou une religion laissent plus que des traces non seulement dans le paysage mais dans la structure même du sujet.

Cet esprit conquérant retrouvé permet de revaloriser une culture oubliée. Le qadi Abu Khalid rappelle la précocité des astronomes arabes : ’our forefathers mastered astronomy and left us a considerable legacy on the matter’  (NS QFT 60). Le signifiant mastered  est opposé aux croyances et pratiques magiques (‘a dragon is about to swallow the disappearing star(NS QFT 60)). Lorsqu’il retourne en Italie soigner sa mère, Aimeric Maurel est confronté à l’ignorance, à l’obscurantisme des médecins occidentaux et, avec l’aide de quelques médecins éclairés, il leur rappelle la prééminence de la médecine arabe :

At the University of Salerno […] we had medical works translated into Latin from Arabic. Arabs and Jews have apparently achieved astonishing results by devising and following the directions found in these works. (NS O228)’

Il s’agit de faire ressurgir l’origine de ces sciences et de les réattribuer à leurs inventeurs. La supériorité occidentale contemporaine en matière scientifique en a gommé le souvenir chez leurs descendants. Puisque la langue scientifique et technique prévaut et que ces sciences sont l’apanage des Occidentaux (JIJ HNS59), leur langue s’en trouve grandie; ou plutôt, la langue arabe semble inapte à rendre compte de cette évolution 1266 , accentuant le sentiment d’infériorité des Arabes. D’où la satisfaction du qadi Abu Khalid lorsqu’il voit un étranger se colleter avec les difficultés de sa propre langue :

We were beaming with pleasure. It is such a satisfaction to know that our language and culture could interest persons of rank and distinction who, in addition, modestly acknowledge the difficulty they have in touching on both. (NS QFT 57)’

Nécessaire reconnaissance par l’Autre qui doit accepter sa défaite devant le pouvoir des mots : ’The Arabs conquered the best half of the world, with an epigram, a word’  (AR BK 53). Véhicule d’une civilisation florissante, langue sacrée, l’arabe classique serait-il une langue perdue? ’Didn’t you know that Arabic is the language spoken by the people of Paradise?’(YZ BDG68). Serait-il devenu une langue mythique perdue avec l’âge d’or de Bagdad et Haroun al-Rachid (JIJ HNS35) et d’al-Andalus (AR CM 22-26), dont la nostalgie traverse les textes. Pourtant des traces de cet âge d’or demeurent :

I spent long hours walking along the muddy banks of the Tigris, pursuing its course from north to south, from Kadhimiya where, beyond a long wobbly pontoon bridge, the golden minarets of the great mosque glittered in the sun, down through the vast lettuce fields and palm groves, through the gardens and the mud houses (grey dusty, honeycombs, sores on a diseased limb…). Swarming with black-wested, barefooted women. They had jewelled rings in their nostrils and green arched lines tatooed in place of their plucked eyebrows. […] Then, further down, the bazaars : rugs and silks, calico and rushmats: the red of pomegranate and the green of emeralds pitted against the yellow of arid wastes… (JIJ HNS 57-58)

De la poussière de sable et de saleté qui recouvre la ville, émergent des trésors (golden, jewelled rings, emeralds…) et des jardins suspendus de Babylone subsiste une abondance naturelle qui fait référence au Paradis (honeycombs, pomegranates…).

Comment ces paradis ont-ils disparu? Etel Adnan dans sa traversée des ruines d’al-Andalus ébauche une réponse :

In the landscape, Arab castles follow one after the other (chimerical castles!), ochre, in ruins, tenacious and crumbling, like everything that is Arabic. […] These witnesses to the civil wars of Arabic Spain make me think that nothing can destroy an Arab better than another Arab. (EAd OCW 49)’

L’allusion aux guerres civiles est évidente mais ne peut-on également admettre qu’il s’agit de la guerre civile que se mènent, à l’intérieur de ces sujets divisés, leurs différentes loyautés? Qu’est-ce qui détruit une civilisation mieux que l’indifférence? Ram redécouvre un matin la beauté du chant des muezzins :

I opened my eyes in the morning to the call to the faithful : a beautiful call, mingled with the rustle of a palm tree outside. […] Even the shadows on the closed shutter seemed to play in harmony with the call. […] A beautiful call which has never been described as anything but a “wail” in the countries whose culture I’ve lapped up like a puppy. (WG BSC121)’

Cette redécouverte se produit à un moment où ce chant est menacé de disparition: ’who is going to climb those stairs and give us a call if a revolution – a real one - takes place?’  (WG BSC 121). La menace suscite la prise de conscience de la valeur de cet élément de la culture arabe. Ainsi la guerre civile en détruisant Beyrouth fait-elle naître une conscience de la nécessité de la préserver :

The Christian militias of East Beirut concentrated their attacks, as if to annihilate the essentially Muslim center of the city which was the beauty – and the memory. […] But like a man who has murdered the woman he loved, the Lebanese will start and have started to become the mad lovers of old Beirut. They glean every crumb of memory, seal themselves off in a past that stirs our souls like a hurricane, and which we destroyed with our hands, hands which are now groping for phantoms. (EAd OCW 82)’

La référence à l’âge d’or et au brillant passé arabe rend au sujet une estime de soi, une image revalorisée de soi. En s’identifiant aux héros du passé, qu’ils fussent guerriers conquérants ou savants ou protecteurs des arts, il retrouve des modèles. Le Napoléon anglais, en butte aux moqueries blessantes de ses camarades à cause de ses origines, les soumet à cet interrogatoire :

“ I was born in England, but my people came originally from Italy – Florence. […] Leonardo da Vinci and Michelangelo are also Florentine names. Do you find them funny? ”
“That’s different. They are names everybody has heard.”
“I suppose you have heard of Julius Caesar, too?”
“What of him?”
“He conquered this country once”
“Oh, I knew that.”
“I am glad” said Napoleon. “He is a remote relation of mine”
(EA EFE 19)’

Tout sujet arabe est un lointain parent de Ramsès, d’un marin phénicien, de Saladin ou d’Haroun al-Rachid. D’autant plus quand il est écrivain puisqu’il est un descendant direct de Schéhérazade. Qui mieux qu’elle pourrait écrire Shakespeare en punique? (CG BP 172)

Notes
1265.

voir Scott, Sir Walter. The Talisman.(1825). London: J.M.Dent ltd. Everyman’s Library, 1991. Baudis, Dominique. La conjuration. Paris : Grasset, 2001. Jondot, Jacqueline. ‘Saladin: le Même et l’Autre dans The Talisman de Sir Walter Scott.’ Etudes écossaises .4(1997) :181-195.

1266.

voir Pt1.