a – Arrêt sur histoire.

Husain […] blurted out desperately : “we’re so obsessed with our present we don’t know a thing about our past.” Whereupon Adnan corrected him : “We’re so obsessed with our past […] that we don’t know a thing about our present.” (JIJ HNS114)’

Passé et présent coexsistent avec plus ou moins de bonheur et il est malaisé d’établir une hiérarchie entre eux.

Pour la plupart des individus, le passé est une souffrance, alors que l’historien occidental ne l’envisage que comme objet de recherches :

It is no more than an aesthetic adventure. It is outside you. You can enjoy it with equanimity and organise it into historical patterns. In the end you’ll go back to England and remember it all as an experience, a discovery, an intellectual achievement. (JIJ HNS 116)’

Par manque de méthode mais faute de recul aussi, l’absence d’objectivation et de structuration de l’histoire rend le passé douloureux pour l’Oriental :

We may or may not know the details of the past. But we know it’s there. We’re aware of its presence in our midst like a spirit that cannot be exorcised. The very soil, whether it glitters with the green of fecundity or the salt of exhaustion, emits the odour of the past. This river glides past us heavy with memory. The barges, the armies, the wealth, the blood, which have drifted down these waters haunt us, torture us. Even if we did not look at the river, we’d sense them in our blood, like an incurable disease. With your critical eye, Brian, you may observe the irony of such juxtapositions as peasants with gummy eyes sitting in the midst of their asses’dung within sight of the great monuments of an empire they cannot understand. But to us the irony is savage. It fills us with bitterness. It is an agony that shatters us. It fills us with hatred and despair. It fills us with wild hope, but terrifies us into realising our impotence. (JIJ HNS116)

Ce qui se dit ici c’est la souffrance de constater l’existence d’un passé dont on se trouve dépossédé. Les clés du passé et donc, de son articulation avec le présent, sont entre des mains étrangères, telles celles de Brian Flint. Le passé barré devient objet de culpabilité (haunt, torture) : l’individu en est exclu comme il serait exclu du paradis. Son omniprésence transforme la culpabilité en maladie (incurable, disease), en éclatement du sujet (shatters). D’où le désespoir et la frustration (bitterness) qui peuvent entraîner des effets opposés, soit passivité, soit rébellion.

La culpabilité liée au passé peut prendre des formes multiples mais elle semble avoir un effet qu’Etel Adnan baptise ‘negative energy’  (EAd PWN38).

La plupart du temps, du fait de la discontinuité de l’histoire de ces individus, le sujet hérite d’un passé qui ne lui appartient pas en propre. ’His past was devouring her present’ (AS A 23). Aimeric Maurel se voit investi d’une obligation de vengeance qui ne le concerne pas et qui ne le concerne plus lorsqu’il vit sa propre histoire (NS O 46). Si l’on a évoqué auparavant le problème de la dette, celui qui se profile ici, c’est celui du pardon. Quel présent peut-il y avoir pour un individu forcé de regarder vers le passé, de vivre dans le passé? Problème épineux lorsqu’il s’agit de la Palestine perdue. La nostalgie d’un avant la rupture, d’un avant une faute que n’a pas commise celui qui hérite de la culpabilité.

Cette souffrance, cet arrachement entre une loyauté envers l’histoire des ancêtres (AS ML 466) et un désir de vivre sa propre histoire, fige l’individu dans une dangereuse immobilité. Aimeric tergiverse au point de ne rien entreprendre. Pour certains, la loyauté envers les ancêtres l’emporte, qui annule tout désir de vie. Les maisons deviennent des musées (AS ML 11), gardant un instant de vie intact, hors d’atteinte des mutations du temps en mouvement. Hors des effets du temps, ces lieux, ces événements, prennent valeur de mythe :

By their very dimensions great events seem to obliterate themselves. Soon the war will have disappeared from the conversations, it will assume the fleeting consistency of a nightmare. It will be stored in people’s memories and will emerge again only as a myth, sacralized in its turn. It will die and be redeemed in the land of the dead. It will become a legend in a land where legends have always been accepted as facts. (EAd OCW 78)’

Elevés au statut de mythes, ils ne peuvent plus être soumis à une quelconque investigation historique qui déboucherait sur une analyse des faits, laquelle pourrait remettre en cause un mythe, qui la plupart du temps, sert une idéologie dominante. Ainsi en va-t-il de la quête (‘grail-like quest (CG BP 168)) de Samir autour des temples de Baalbek fondée sur ’the assumption and not the fact’  (CG BP 168) , qui ne peut déboucher que sur un prétendu mythe fondateur (CG BP 205). La tentation imaginaire de retour au paradis perdu (‘the magic of the past’ (AS ML 497)) est évidente dans cette démarche. La maison-musée, après avoir été un lieu inscrit dans une histoire réelle, est hantée par des fantômes et devient le lieu de la réunification de la famille séparée (AS ML ). Cette attitude régressive entrave tout mouvement, toute action. Le passé, malgré les difficultés de l’époque à laquelle il s’est déroulé, est connu et n’inspire pas l’inquiétude face à l’inconnu que peut engendrer un présent troublé, incertain : ’I find the events of a hundred years ago easier to deal with than the circumstances we are in today’ (AS ML 218).

Le fatalisme – caricature orientaliste - est un autre obstacle à l’action : ’Things happen the way they must’ (EA EFE 8). L’histoire du Napoléon anglais relève de ce fatalisme : quoi qu’il fasse, il finira toujours vaincu à Sainte- Hélène; l’histoire pourrait se répéter une nouvelle fois, elle aurait la même issue. C’est écrit , alors à quoi bon essayer de changer le cours des événements? Et s’il faut en croire la citation placée en exergue au début de The Map of Love , si Dieu même ne peut pas changer le passé (AS ML3), que peut-il pour le présent?

Ce constat d’  inévitabilité  (AS IES 27) conduit à concevoir une finitude du passé :

How can you think clearly when you’re running? That is the beauty of the past, there it lies on the table : journals, pictures, a candle-glass, a few books of history. You can leave it and came back to it and it waits for you – unchanged. You can turn back the pages, look again at the beginning. You can leaf forward and know the end. And you tell the story that they, the people who lived it, could only tell in part. (AS ML 234)’

Rêve de totalitéimaginaire : rêve de pouvoir aller en avant et en arrière sans que rien ne change, sans risquer instabilité ni incertitude. Rêve de manipulation du temps en toute impunité, ce qui se révèle être un piège, une nouvelle forme d’enfermement. Ce refus du présent et de l’avenir, sous couvert de recherche historique, est une modalité du refus de la dynamique de l’histoire aussi bien qu’un refus de l’Autre dans la mesure où l’immobilité est repli sur le Même.

De ce fait, l’individu se trouve dans des eaux stagnantes (‘ water encrusted with thick green slime’ (AS ML 88)) au lieu de voir couler le fleuve, que ce soit le Nil ou le Tigre. Le musée que l’individu se construit ici ne peut plus proposer que des copies (AS ML 110) et non plus des statues originales. Un tel individu et la société qu’il vise ne peuvent que reproduire passivement les modèles anciens sans espoir d’évolution. Ils produisent une culture vide (‘empty, unchanging house’ (AS ML 292)) qui laisse la place à l’Autre : ’the problem is that we are allowing other people to make our history’  (AS ML 228).