d – Nahdet Masr.

Alors que Bagdad est sous les bombes, un prisonnier irakien affirme à un journaliste américain : ’I’m Iraq, the rivers of the south and the mountains of the north’  (EAd LCT 148), écho du chant de Rayya :

I am […] the olive tree on the hills of Palestine . I am the spring of water in its valleys, I am the smell of its parched naked soil.(YZ BDG157)’

Ces deux déclarations, identification à la terre, donnent le ton d’une affirmation d’un sujet qui revendique son appartenance à une terre, une affirmation d’autant plus forte que la terre en question est menacée de disparition. Ceci suffit-il pour conférer une identité au sujet? Yasmin Zahran définit ainsi le nationalisme :

Arab nationalism is built on geography, history, culture, religion and language.(YZ BDG37)’

On peut reprendre les mêmes termes, les mêmes catégories, pour définir une identité. Appartenir à une terre n’est pas suffisant si cette terre n’est pas porteuse d’une histoire. Ainsi le Tigre véhicule-t-il la mémoire du pays qu’il traverse (JIJ HNS) Mais l’histoire que racontent fleuve, collines ou désert est imprégnée des traces laissées par les hommes au fil des siècles : traces de cultures, traces de rencontres de ces hommes venus d’horizons variés. Baalbek raconte les rencontres réelles et virtuelles de cultures et d’histoires diverses (AR BK 20-21; CG BP 159), dont la somme constitue l’identité du lieu. De la même façon, le canal de Suez en est venu à symboliser l’Egypte, plus que le Nil :

The Canal itself, that unnaturally straight path of shining blue water which has become so much a part of the country’s myth –just say its name and you will see the labourers in their peasant underwear bent double under their burdens of stones and earth, sweating under the whips, dying- twenty thousand of them- to fulfil the dream of the Turkish Khedive and his French friend Ferdinand de Lesseps. You will see the Grand Inauguration; the cloth of gold marquees standing erect, the crowned heads feasting and the Treasury of Egypt bankrupt. You will see the Zoo and the Opera House and Pyramid Boulevard : all built for the same celebration and inspired by the same ambition : to bring Egypt that little bit closer to the West, to Europe. And you will see the country staggering under the weight of its debt and then the debtors closing in : the Bombardment of Alexandria and the landing of an Army of Occupation, Orabi Pasha in exile and all the riches of Egypt controlled by foreign hands, and nowhere is this more obvious than in the Suez Canal Company : a state within a state. You will see ninety years of the great ships of the world stream through, the small native boats pulling nimbly alongside with supplies and cries of “Baksheesh” –and then you will see Gamal Abd-al-Nasser crackling in black and white, his arms raised in greeting to the thundering crowds : one million citizens gather in the great square of Manshiyya behind the mosque of Sidi el-Mursi Abu-l-Abbas : “we will reclaim our rights in the Suez Canal. We will reclaim our rights and we will build the High Dam. Egypt was for the Canal. Now let the Canal be for Egypt. In the name of the Nation, I declare the Suez Canal Company an Egyptian –“You will see the crowd surge and roar and break. […] You will see Port Said bombed and defiant and the great statue of de Lesseps at the mouth of the Canal overtuned into its depths and the High Dam gushing, with water and electricity. You will see for eleven years every schoolchild in the land come to stare at the Canal and listen to the recitation of its status : a symbol of freedom, of strength, of victory-
-And this Canal now lies defeated and stagnant.
(AS IES 153-154)’

L’Egypte, don du Nil : il s’agit là du travail de la nature, d’un hasard de la géographie physique, donnée. Avec le Canal de Suez (unaturally straight), on entre dans le domaine de la géographie humaine, volontaire, du travail de l’homme sur la terre pour la modifier, du travail du sujet pour faire et modifier son histoire. Que le Canal est histoire est signifié par son statut de mythe (country’s myth) : il appartient indubitablement au domaine de la culture. Mieux qu’un individu lié à une époque donnée (qu’il s’agisse de Nasser (AS IES 63) ou de Oum Kalsoum (AS IES 780)), le Canal offre un raccourci de l’histoire de l’Egypte : l’évocation des ouvriers ployant sous le fouet renvoie aussi bien à ceux qui ont construit le Canal qu’à ceux qui construisirent les Pyramides puisqu’il est dit par ailleurs que les mêmes gestes se perpétuent depuis des millénaires. Lieu de rencontre Est-Ouest, le Canal résume l’histoire du colonialisme en Egypte – mais pas uniquement le colonialisme européen, celui des Ottomans aussi. Rencontre humiliante pour les Egyptiens, soumis (bent double, staggering) au pouvoir étranger (erect, controlled) qui exclut littéralement les Egyptiens de leur propre terre : le Canal est un rêve étranger pour le profit des étrangers, qui forment un espace clos (a state within a state) avec ses propres règles et sa propre culture (on a dit ailleurs comment fonctionnait le Guezira Sporting Club ou les enclos coloniaux du Soudan). Rencontre symbolique pervertie où la dette infériorise davantage encore l’Egypte, la rendant dépendante. La rencontre avec l’Autre se fait aussi dans la souffrance (bombardment), réel de corps morcelés comme celui d’Hamid (AS IES). Malgré cette rencontre douloureuse avec l’Autre – ou plutôt, à cause d’elle -, une parole originale se forge, s’exprimant d’abord comme un besoin (baksheesh), puis comme l’expression d’une volonté (we will reclaim) laquelle se traduit par une libération de la parole (la statue du colonisateur renversée à l’embouchure (mouth) du Canal) qui laisse passer un flot (gushing) de paroles affirmant un statut de sujet plein (freedom, strength, victory). Comme pour Badr et Rayya, cette affirmation d’une identité s’exprime au moment où le Canal est entre les mains des Israéliens. Mais ce qui se dit ici avec force, c’est une identité composite, une identité fondée sur des événements voulus par l’homme, l’Egyptien et l’Autre. Une identité faite d’événements glorieux et douloureux, de ruptures et de revanche, de crises et de reprise en main. Une identité fondée sur une histoire de rencontres et de confrontations avec l’Autre :

And Egypt ? What is Egypt’s strength? Her resilience? Her ability to absorb people and events into the pores of her being? Is that true or is it just a consolation? A shifting of responsibility? And if it is true, how much can she absorb and still remain Egypt? (AS ML 471)’

Si le Canal de Suez, malgré la prépondérance de l’Autre dans la responsabilité de sa création et de son fonctionnement, est partie intégrante de l’Egypte, c’est que son histoire est inscrite dans le corps (the pores of her being) des Egyptiens : son histoire est écrite avec le sang des Egyptiens.

L’Egypte (et tout le Proche-Orient avec elle) même soumise n’est jamais conquise : ’No, the Arab will never be virtually conquered. Nominally may be.’ (AR BK 304). Ainsi, après la défaite de 1967, les étudiants ont-ils pris pour symbole de leur refus de cette défaite, la sculpture de Mukhtar, Nahdet Masr  :

In 68 when it had seemed that the young would conquer the world and they, the students of Egypt , would be among the conquerors, they had taken Nahdet Masr as a symbol : a fallaha, one hand on the head of a sphinx, rousing him from sleep, the other putting aside her veil; a statue at once ancient and modern, made of the pink granite of Aswan. Designed by Mahmoud Mukhtar, the first graduate of the School of Fine Art, and funded by a great collection to which government and people had contributed. Well, it still stands and the renaissance must surely come.(AS ML 297)’
Fig. 29. Nahdet Masr.
Fig. 29. Nahdet Masr.

Nahdet Masr 1273 est l’incarnation exacte de l’identité composite recherchée et affirmée par les sujets de ce corpus : profondément ancrée dans un passé totalement assumé (un sphinx éveillé), tournée vers un avenir libéré des entraves (le voile comme signe de tous les enfermements, toutes les clôtures, dues aux traditions locales mais aussi aux impérialismes), elle s’affirme dans une continuité – les artistes égyptiens utilisent le granit d’Assouan depuis l’Antiquité - et une unité – elle n’est pas le choix d’un pouvoir, souvent perverti, mais l’émanation de tout un peuple. Elle est éveil, renaissance, puisant dans ses racines historiques et culturelles un dynamisme qui n’a jamais cessé d’être (‘look at the statues, look at the temples our grandfathers built. Look at the mosques of the Fatimids, the book-bindings and the glass of the Mamelukes’(AS ML263)).

En tant qu’oeuvre d’art, elle est, comme l’écriture, signe d’une identité assumée, d’une maturité acquise, conquise après de lourds combats, mais toujours remise en cause. Le sphinx n’est pas encore éveillé, ni le voile ôté. Elle est dans l’acte de faire l’un et l’autre, acte toujours en devenir, jamais définitif, comme l’écriture elle-même.

Fig. 30. Mahmud Mukhtar:
Fig. 30. Mahmud Mukhtar: Nahdet Masr.(Raymond, André. Le Caire.p.431.)
Notes
1273.

Voir Karnouk, Liliane. Modern Egyptian Art. The Emergence of a National Style. Cairo: The American University in Cairo Press, 1988.