b – Le ghetto expansionniste.

On a auparavant établi le lien qui unit l’Occident au Proche-Orient et qui trouve son origine dans la Bible mais a été perverti par un imaginaire orientaliste ( ’For them the Holy land is a fairy land. They have invented a fanciful Jerusalem of their own and made it the city of their dream.’(JIJ HNS 17)). Jérusalem était devenue un lieu d’échanges commerciaux plus que spirituels :

The point about Jerusalem suqs is that – apart from their architectural and human beauty - you can find anything there. Could find anything, before the city was “liberated” from its past as a centre of world pilgrimage and became a sort of delayed image of a 1920, Lithuanian slum. … (SA L80) (Suit une énumération d’objets hétéroclites indiquant un détournement du symbolique religieux vers le séculier.)’

Le psaume 137 (cité étrangement par Alex et non par Rayya (YZ BDG34)) sous-tend le discours juif et sioniste comme il sous-tend le discours chrétien et le discours palestinien : Si jamais je t’oublie Jérusalem / que ma main droite t’oublie aussi/ que ma langue reste collée à mon palais/ si jamais je t’oublie . Trois Jérusalem différentes, trois formes d’exil et d’eschatologie. Trois parties se réclament de la même terre, de la même ville dans une relation qu’on pourrait qualifier de symbolique pour les juifs, d’imaginaire pour les Occidentaux et de réelle pour les Palestiniens. Le sionisme a fait basculer cette relation symbolique vers l’imaginaire avec la complicité de l’Occident.

A l’origine, une terre, la Palestine, habitée et convoitée par deux peuples en beaucoup de points similaires. Comme Shadi et Yakov, nourris au même lait (AB SB 77), Palestiniens et juifs ont un passé commun (AB SB 68), une amitié (AB SB 72), des expériences communes (SA L 141). Lorsqu’une frontière se dresse entre eux, ces similitudes subsistent et le Même refait surface (AB SB 66). Dans l’inimitié, une relation en miroir accuse davantage encore ces similitudes. Israël est considéré comme une maladie par les Palestiniens (AS IES 155) et vice-versa (CG BP 62). L’identité présente des uns et des autres n’existe que de leur instabilité et inimitié mutuelles ’the nation thrives on being embattled : it gives them a cohesiveness they wouldn’t have by nature’  (AS IES 729).

Lorsqu’un deuxième signifiant est apparu pour désigner la même terre (KK B 19) et que des juifs d’Europe sont venus s’établir dans l’état d’Israël, un fort clivage est apparu entre juifs d’Orient et juifs d’Occident, les premiers proches des Palestiniens par leurs racines communes, les seconds aussi éloignés de leurs coreligionnaires orientaux que les Occidentaux le sont habituellement des Orientaux. Alors que Checkpoint Allenby Bridge l’illustre longuement, The Song of the Bullet y fait une rapide allusion. Les juifs orientaux sont une même sous-catégorie d’individus, exclus du cercle occidental :

I’m an Oriental Jew like you, and you know as well as I do that Western Jew get all the high positions and the good jobs, while we … well, you can see what we are. We get to look for the saboteurs, and kill or get killed.(AB SB 63)’

Si les combattants de l’OLP sont de la merde (CG BP 84-85), les juifs d’Orient sont considérés comme de pire chieurs encore par leurs frères occidentaux  (KK CAB 49).

Les textes des écrivains arabes d’expression anglaise tendent à faire une place importante à ces juifs d’Orient et insistent bien sur la différence entre juifs et sionistes, entre religion et politique :.

He’s a Jew’, he spat.
A Lebanon Jew’.
All Jews are Israelis’.
He’s not. He’s Lebanese’. (CG BP 35)

Les personnages juifs disposent d’un capital de sympathie : Edna, l’initiatrice de Ram et Font (WG BSC ), Samuel le médecin juif d’Outremer, alors que les sionistes sont montrés dans un moule unique : ’In the midst of Jews, […] I lose all individuality. I agree with everything they say. I act and say whatever they expect of me; I end up by having no thoughts of my own…(WG BSC 41-42). Edna, Samuel, Jacob Haddad (CG BP ) présentent une forte individualité. La sympathie qu’ils suscitent vient essentiellement de la victimisation dont ils font l’objet : Edna défigurée, Samuel plus ou moins jugé comme hérétique. Ils sont à la limite de l’exclusion (WG BSC 185), dans un entre-deux instable où se reconnaissent les écrivains arabes d’expression anglaise.

Les juifs d’Occident nettement assimilés aux sionistes (à quelques exceptions près, c’est-à-dire les juifs occidentaux en Occident) (YZ BDG 86) sont intégrés dans la mouvance impérialiste occidentale dont ils prennent les caractéristiques géographiques, idéologiques…

L’expansionisme sioniste ne paraît pas éloigné de celui des Occidentaux :

We’re headed for an age of Israeli supremacy in the whole area. An Israeli empire. (AS ML 222)’

Des jetées dans les ports (SA L 168), aux terres achetées ou subtilisées (SA L ), aux maisons et quartiers détruits (JIJ HNS ), et aux autres pays (CG BP , AS IES 183), les sionistes occupent le territoire des vivants et des morts (‘Ziona Graveria’ (KK CAB 65) et des futurs ressuscités (KK CAB) et ils monopolisent la parole (on l’a évoqué dans The Barrel) et la paix ( qu’ils prennent sans rien donner en échange (AS IES 712). Il en résulte une occupation totale de l’espace géographique et idéologique qui est assimilée à une forme de terrorisme (‘she clung stubbornly to her belief that the West was under intellectual, political and moral Zionist terrorism’ (YZ BDG 68)), dans la mesure où cet envahissement correspond à une négation de l’Autre (AS ML 316-317). Cette négation se manifeste par un refus de s’intégrer à un système national, de se plier aux usages et aux principes, en particulier au corpus juridique, sur lesquels se fondent une nation, ce qui permet aux sionistes de demeurer en dehors, au-dessus de la loi (AS ML 315). Leurs organisations sont à l’étranger (NS OH, YZ BDG ) c’est-à-dire en Occident. La création d’un état distinct et séparé est une des modalités de cette négation de l’Autre. Ce refus d’intégration a pour autre effet une forme de ghettoïsation (KK CAB 97; AS ML 466-467) et ce phénomène d’isolation, d’enfermement, hérité des pratiques des coloniaux occidentaux, contamine, comme le ferait une maladie contagieuse, ceux qui nouent des relations avec les sionistes. Le Président Sadate et l’Egypte ont été frappés d’ostracisme par les autres états arabes comme le martèle, avec désespoir, In the Eye of the Sun(AS IES 18-711). Cette image du ghetto et de l’exclusion renverse l’idée courante selon laquelle les Palestiniens de Palestine seraient encerclés, étouffés par les colonies sionistes (‘[Nazareth] had become a ghetto surrounded by a circle of Jewish suburbs’(YZ BDG150)) et que la politique du Président Sadate vers l’Occident serait une politique d’ouverture (AS IES). Les alliances avec l’Occident deviennent négatives et la politique sioniste expansioniste une forme d’isolationnisme.

Cette ségrégation aggrave le déséquilibre entre Palestiniens et Israéliens : une éducation à l’occidentale, des techniques (AS ML 201-202) importées d’Occident, accentuent les différences : ’They’re already talking of Israeli brains and Arab hands’ (AS ML 222). En se creusant de plus en plus, l’écart rend la séparation plus effective et plus irréversible au point que l’Israélien devient irréel, perd toute substance et tout lien avec une réalité vécue :

Those three sharing her train compartment were speaking in Hebrew. She realised this with distaste at first, then interest, and finally amusement. Real live Israelis. From what one heard of them in Damascus one would expect them to have forked tails, horns and pronged tails.(RA SiS133)’

Le début de la nouvelle ’Thy Full Load Besides’  de Rima Alamuddin explicite le fossé creusé entre Israéliens et Palestiniens. L’exagération du trait – la figure diabolique - dénote l’altérité absolue. La répétition (realised, real ) insiste sur le caractère fallacieux de la représentation imaginaire de cet Autre cornu. La rencontre dans un lieu unique, partagé (sharing her train) n’a pourtant pas lieu : d’un côté un sujet féminin qui disparaît au profit d’un one,  face à une trinité qui n’est pas ici, mais ailleurs : those three . Ces trois personnages s’excluent encore de la rencontre par l’altérité de la langue qu’ils utilisent. Le véritable Israélien  demeure une énigme – l’ébauche du dialogue qui s’instaure ensuite entre la jeune fille sans nom et David ne débouche sur rien : il part en fumée comme la cigarette qui fut le prétexte de leur conversation. La phrase finale, prononcée par le père,  ’David […] wake up ’ (RA SiS136) souligne l’irréalité de la rencontre, son caractère imaginaire. Pour Jameel Farran, l’altérité est irreprésentable ( ’the faceless anonymous enemy’  (JIJ HNS10)) puisque génératrice d’une souffrance indicible qui le hante. L’ennemi est celui qui n’a pas de visage ni de nom parce qu’il est à l’origine d’une béance qui, pour un certain nombre de Palestiniens représentés dans ce corpus, n’est pas structurante.