a – Solidaires.

Parce que jusqu’à une époque récente le Proche-Orient était encore un espace unique, non morcelé, à travers lequel aucune frontière n’avait été précisément délimitée ni démarquée, tous ses habitants conservent le sentiment d’appartenir à une seule et même communauté. S’ajoute à cela le statut de colonisé (WG BSC33) avec le sentiment d’infériorité 1274 , de frustration qui trouve une identification forte dans le Palestinien spolié de sa terre par les Occidentaux. Cette identification est si forte que le moindre problème suscite des inquiétudes disproportionnées et vécues comme autant de possibilités de catastrophes, à la lumière de la perte de la Palestine. La réforme agraire entreprise en Egypte par Nasser fait craindre l’exil à certains Egyptiens :

My mother raged : “ What more should we lose? Will me be thrown out of this country as well?” “It’s different”, [my father] said, “it’s going to the fallaheen who’ve lived on it all their lives – not to strangers.” (AS ML 124)

Ceci renforce l’impression d’une solidarité dans le sens de pièces liées dans un même mouvement par contact direct 1275 : que l’un des pays soit touché, l’ensemble en est affecté : ‘Strike at the Palestinians and you shatter the core of Arab unity’(YZ BDG70). L’équilibre du Lebanon Paradise, métaphore de l’ensemble du monde arabe qui fonctionne comme hôtel pour les exilés, s’en trouve modifié. Etre solidaire, signifie également que des choses dépendent l’une de l’autre, vont, fonctionnent ensemble dans une action, un processus 1276 . En conséquence, toute paix séparée devient impossible :

How can there be peace, actual peace, when the problem is still there? This agreement can only harm the Palestinians cause and it’s going to be seen as a piece of treachery.(AS IES 384)’

Ces deux acceptions de la solidarité font clairement ressortir la fragilité d’une unité largement imaginaire qui risque d’éclater à chaque mouvement externe et, ce qui est plus grave, interne. D’autant qu’un autre sens du terme de solidarité établit des liens de responsabilité entre les parties concernées qui répondent en commun l’une pour l’autre d’une même chose 1277 . La responsabilité arabe dans la perte de la Palestine est très vite reconnue. Dans Lebanon Paradise plusieurs personnages s’en font l’écho :

“We can’t fight the Jews because we are rotten ourselves. Let us be done with blaming everybody else for our miSFOrtunes. The fault is here, here…” With his hand that was not holding the rosary he brought the accusation home to the entire Arab world in the middle of his chest.(EA LP 29)’

Certains cherchent à partager cette responsabilité avec l’Occident :

“Of course the Arab themselves are to blame,”  began Michel Batruni, who […] tried to maintain a judicial balance,” but the Americans and the United Nations…” (EA LP 29)’

D’autres entretiennent un sentiment de culpabilité qu’ils ne parviennent pas à refouler malgré leur discours anti-occidental :

“The British betrayed us in Haifa; it was impossible to make a stand” , he said, defending his people against the accusation which never ceased to burn in his own breast, the accusation he knew to be true, the terrible accusation that the Arabs lost Palestine because, by and large, they were not willing to die and the Jews were.(EA LP 133)’

La triple répétition de accusation  souligne la culpabilité; ceci nous ramène au clivage du sujet bi-culturel, écartelé par ses diverses loyautés; un tel clivage est accentué en temps de crise puisque le sujet vit à l’intérieur de lui-même le déchirement extérieur. Quand certains insistent davantage sur la responsabilité arabe, ils utilisent les mêmes arguments qu’habituellement pour dénoncer la passivité, le manque de structuration, la corruption des Arabes (EA LP 30-31) face à un Occident actif, efficace… (EA LP 30; JIJ HNS 84) et tout n’est que parole vide : ’you filled the world with talk, talk, talk, but at the moment of actions your pants fell off your backs. […] You’re full of words, but not a touch, not a shade of faith in them.(JIJ HNS 84). La parole contre l’action : ce qui repose la question du rôle de l’écrivain et de l’écrivain engagé.

Pour les écrivains arabes d’expression anglaise qui cherchent à concilier les différents points de vue et à les équilibrer, cette crise est-elle révélatrice comme elle l’est pour Violette Batruni?

Unlike her father who was only conventionally and impersonally shocked, she felt an intimate, personal shame. Her father and mother belonged to a detribalised generation; were nationally unattached, unconcerned about conditions in the Arab countries except in so far as their own position, wealth and security were affected. In Cairo or Beirut they were essentially cosmopolitans living on the fringe of Europe, more particularly France. Neither the Lebanon nor Egypt inspired them with any feelings of patriotism. But Violette had become something of an Arab patriot, capable of feeling both pride and shame as an Arab. And for weeks now she had been feeling a bitter, painful shame over the Arab failure in Palestine . (EA LP 55-56)’

La déchirure à l’intérieur même du Proche-Orient comme mise en abyme de leur propre déchirure leur permet de prendre conscience plus brutalement de leur défaut d’ancrage. Dans la mesure où la Palestine occupe une place importante dans la plupart des œuvres de ce corpus, il semble pertinent d’avancer que la crise palestinienne permet un rééquilibrage des deux sphères culturelles avec un retour vers le monde arabe accentué par la crainte de la perte de la Palestine, métaphore de la perte d’une partie du sujet. Le monde arabe amputé de la Palestine renvoie le sujet bi-culturel à son propre morcellement. La lutte pour la Palestine prend des allures de quête de remembrement du corps morcelé du sujet arabe d’expression anglaise.

Notes
1274.

Une frappe trop rapide et maladroite avait fait surgir ibnfériorité, jeu de mots-valises involontaire qui traduit pourtant parfaitement l’infantilisation du colonisé.

1275.

voir Le Robert.

1276.

ibid.

1277.

ibid.