c – Morcellement.

A moins d’être Tareq, on ne peut pas faire disparaître la Palestine comme par magie. Le processus choisi pour y parvenir est celui d’un découpage à répétition (JIJ HNS 8; RS NI 92) qui conduit à la disparition, ou la dissolution (EA LP 38) de la Palestine, tellement les morceaux sont infimes. Le découpage échappe à ceux qui l’ordonnent et, de chirurgical (CG BP 62), se transforme en une boucherie (RS NI 92; JIJ HNS 127) jusqu’à un éclatement général (‘her world was inexplicably cracking everywhere’ (EA LP 97)) dont The Barrel est la métaphore.

Le morcellement géographique affecte la continuité territoriale au niveau local (JIJ HNS 10) ou à celui de toute la région (EA LP 73) avec des effets à tous les registres, social, familial, individuel.

Achetée dans l’illégalité (AS IES 45), volée ou occupée, la terre, lieu d’enracinement, disparaît :

Land has always been the core of life’s meaning. Sex or gold or power were what people in colder countries killed for, worked, dreamed of […]. But from all the shores of the Mediterranean radiated a simple passion. […] The earth was not for sale. […] The man who possessed the treasure of land didn’t give it up easily, nor dit he forget it because pieces of paper had changed hands.(SA L177-178)’

L’identification de ses habitants à la terre est très marquée, comme le soulignent aussi bien Yasmin Zahrandans le monologue final de Rayya (YZ BDG157) repris moins lyriquement par Soraya Antonius (SA L ) ou Edward Atiyah avec Faris Deeb et son père (EA DM). Avec ces deux derniers personnages, le rapport existentiel à la terre est nettement souligné, l’intrusion de l’étrangère qui détourne la terre de sa fonction nourricière en se baignant dans l’eau, pollue cette terre qui est à la fois mère et épouse, ce qui entraîne la rage meurtrière de Faris Deeb. De plus le caractère sacré de la terre – berceau et tombe des dieux - rend toute transaction sacrilège :

I can’t understand the West. […] It is supposed to be Christian. Look what it is doing to Christians and to the land of Christ.
They’ve sold us out […]. For thirty pieces of silver.
But how can they do this to the Holy City? How can they allow Jerusalem
to fall into ruins under the hoofs of Zionist terrorists? (JIJ HNS16)’

Les références à Judas (thirty pieces of silver) et à Satan (hoof), comme celle à Pilate relevée auparavant (RS NI 93), déplacent le problème vers le symbolique, donc vers le lien identitaire avec cette terre. La transformation de la terre ancestrale nourricière en terre habitable, colonisable (JIJ HNS 190) est vécue comme un viol :

If I could only walk on its edges to see the play of light on the olive trees on its flanks, if I could only smell the perfume of its dried herbs, but who knows if it still exists? Who knows whether they expropriated it to build their ugly settlements, to rape the land and silence the cry of the wind? (YZ BDG54)’

Le détournement de la fonction de la terre, outre sa portée affective, signifie l’irréversibilité de la perte de la Palestine, plus que tous les décrets, actes et lois, signés par les uns et par les autres (AS ML 448). C’est l’identité même de la terre qui est affectée par ces modifications.

Il s’ensuit une altération de l’ensemble des structures familiales, sociales, traditionnelles de ceux qui sont liés à la terre. La perte de la terre resserre, paradoxalement, les liens avec les racines rurales des citadins qui, comme le montre l’exemple de la famille de Ram (ou de celles d’Amal (AS ML ) et de Salwa (RA SS )) dépendent massivement de la production agricole d’une partie de la famille restée au contact proche de la terre ancestrale. La privation de la terre a pour conséquence l’éclatement des familles, dispersées. Ainsi Anwar Barradi avait-il envoyé sa famille au Liban pour la protéger par anticipation (EA LP 35; JIJ HNS12; RB WHT28). Mais cette séparation provisoire entraîne des conséquences durables, voire définitives. Fareeda Barradi, mariée à un musulman extrêmement strict et conservateur sous la coupe d’une mère encore plus traditionaliste, découvre dans cet éclatement familial temporaire une marge de liberté inespérée. Livrée à elle-même dans un pays étranger, obligée, devant l’absence prolongée de son mari, de prendre en main sa famille, elle voit les murs de sa prison (‘incarceration’ (EA LP 37)) s’effondrer petit à petit :

She found herself alone in a Christian village with only an ineffectual representative of that vanished system in the person of her mother-in-law. The dissolution of Arab Palestine seemed to give her a larger freedom than what she could have expected from the mere death of her husband. (EA LP 38)’

La disparition de la Palestine, comme résultat dénoncé de l’immobilisme d’un certain type de société, sonne le glas de cette société et de ses structures. Elle offre la possibilité d’un nouveau départ, à ceux qui voient cette rupture comme une nouvelle chance. Anwar Barradi, lorsqu’il retrouve son épouse, tire rapidement la leçon de leur départ forcé de Palestine :

We begin a new life now. The veil and the habara belong to the past… the dead past we had to bury in Palestine , the past which lost us Palestine… When you have seen the things I saw in Jaffa and on the way here, you know why we lost our country… (EA LP 243)’

Contrairement à sa mère qui veut à tout prix maintenir l’ordre ancien (‘We’ve lost everything in the world […] let us at least hold fast to our honour and chastity (EA LP 39)), pour nier la perte de la Palestine et l’échec de son ancien mode de vie, Anwar Barradi perçoit le morcellement de la Palestine comme une ouverture. La rupture est ici vécue positivement et si l’ennemi reste clairement identifié, il n’en représente pas moins un enseignement à donner aux Palestiniens vaincus :

Do you know why the Jews are beating us? Because we are veiled and locked up, and their women wear shorts and carry guns!(EA LP 40)’

Fareeda Barradi ouvre la voie à une Rayya sans complexe. Par effet de ricochet, le reste de la société arabe est touché. Une Violette Batruni trouve aussi une chance d’émancipation dans son engagement auprès des Palestiniens. Sans avoir le caractère de rupture radicale que représente le rejet du voile pour Fareeda, l’obstination de Violette à briser les tabous familiaux (aussi bien en allant soigner les réfugiés qu’en voulant épouser un infirme) ouvre une brèche durable. On remarque que les femmes prennent l’initiative, prennent en main leur destin et gagnent ainsi un nouveau statut, celui de sujet. Ainsi est-ce une femme qui prend la parole en premier lors de la visite de Ms Penn au camp des réfugiés (‘Um Sabir was the first to speak’ (RS NI 83)). En outre, la Palestine est identifiée à une femme. C’est Rayya en tant que femme qui assume, dans son monologue final, l’identité de la Palestine vivante (YZ BDG157).

Une femme aussi symbolise le morcellement de la Palestine, Leila, la fiancée de Jameel Farren déchiquetée par une bombe :

Like a madman I skipped about the rubble and the great stones and the iron girders in vain hope. Then I felt something soft in my hand. I dug it up. It was a hand torn off the wrist. It was Leila’s hand, with the engagement ring buckled round the third finger. I sat down and cried (JIJ HNS10).’

Cette main sans corps hante le texte (JIJ HNS 15; 39; 41…) malgré les efforts des Anglais pour recoller les morceaux, post mortem :

During the next day the engineers of the British Army unearthed eleven corpses piecemeal. Leila’s hand was returned to her battered body. One funeral was enough for the collective family burial. (JIJ HNS10)’

Le même vocabulaire sert à décrire les corps et le pays morcelés. Le terme butchered qu’on a vu appliqué au charcutage du pays est employé à plusieurs reprises pour rendre compte des massacres successifs : ‘the Zionists were butchering us like sheep ’(JIJ HNS 127; RS NI 85). La métaphore de la boucherie montre quel statut leurs ennemis  accordent aux Palestiniens : ’the idea was to reduce the captives to an animal or vegetable state’(YZ BDG152), un statut de non-sujet (JIJ HNS 11). Mais, victimes, les Palestiniens finissent par accepter ce statut et se représentent comme tels. Il en découle une sorte d’aphasie, illustrée plus particulièrement par Anwar Barradi (EA LP) mais que l’on retrouve chez de nombreux autres personnages, non identifiés : ‘a few of them stood speechless, a haggard vacancy their only expression. Others were muttering’(EA LP 75). L’absence de parole les renvoie à une absence d’identité : ‘this mass of stripped humanity’  (EA LP 151), ‘a piece of anonymous human wreckage on a shore littered with flotsam and jetsam’(EA LP 216). Cette lacune est cependant compensée par la répétition de human, humanity . Lorsque le point de vue est palestinien, s’il avalise le statut de non-sujet, la comparaison est faite avec l’enfant plutôt qu’avec l’animal,  ’helplessness, […] utter, abject impotence, like a child’  (EA LP 153), signe d’une vision plutôt optimiste puisque l’enfant atteindra le stade du langage. Anwar Barradi retrouve l’usage de la parole et redevient sujet, maître de sa vie. Par opposition, l’insistance mise sur les enfants et les femmes victimes montre l’acharnement à tuer toute possibilité de renaissance des Palestiniens, que ce soit à Deir Yassin (‘the bombs going off […] tearing our children to pieces’(KK B 19)) ou à Sabra et Chatila :

And their bright light
that leaves no shadow
snares a woman
shot in the back,
the baby
raised in her arms,
shot through the head :
a mother-child infantry
targeted in flight.
(YA. 43)’

L’apahasie d’Anwar Barradi, si elle symbolise la Palestine privée de voix à la suite de la défaite, signifie aussi l’impossibilité de dire l’horreur. L’indicible (‘unutterable’ (EA LP 29)) d’une souffrance sans nom qui hante les individus, qui creuse (YZ BDG139) au cœur du sujet un vide (JIJ HNS181; YZ BDG31) que rien ne peut combler. Du fait de ses noces de sang avec Leila, avec la Palestine, Jameel Farran demeure un mort vivant ; ses rencontres sont désormais vouées à l’échec :

I kissed the mouth desireless and passionless. […] She kissed me again intensely, ravenously, but my flesh was void of all desire, and in my brain was a blank – a large cold emptiness.(JIJ HNS 106-107)’

Pour les rescapés, amputés d’une partie d’eux-mêmes (JIJ HNS 7), le monde devient un théâtre d’ombres (‘the gulf between reality and its shadow’ (EA LP 151)) dans lequel n’évoluent plus que les fantômes d’un passé à jamais perdu (JIJ HNS 74, EAd B 39). Le mutisme est une manière de reconnaître la réalité irrémédiable de la perte : parler ne sert à rien, malgré le désir de certains de se réfugier dans l’imaginaire (‘as though words could abolish facts(EA LP 183; EA LP 177)).

Ce qui rend cette perte irrémédiable, c’est son caractère absolu : ’the totalities of this tragedy - total loss, total hopelessness, total need’ (EA LP 78); amputer la Palestine, c’est porter atteinte à son intégrité. La Palestine mutilée est réduite à l’impuissance : ’our emasculation is complete’  (JIJ HNS121). Castration et aphasie semblent signer la mort sans espoir de résurrection, comme le dit, dans un premier temps, le poème d’Etel Adnan :

it took them three days and three nights
like the time Christ spent in the Tomb
( EAd B37),’

avant de rebondir et de proclamer :

Blessed be those who fight
with their fists
against airplanes
Blessed be their weddings
and their tombs
Take my word for it :
We shall resurrect!
(EAd B39)’

Elle affirme que chaque parcelle de la terre conserve son potentiel de vie, la terre-mère ne peut cesser de donner la vie, ce qui est et demeure sa fonction matricielle primordiale :

But Beirut under siege kept its
women dancing
yes
belly dancing
the mother belly
woman belly
kept its
honor alive
(EAd B40)’

La Palestine, telle qu’elle est montrée, même réduite à presque rien, est une terre féconde, nourricière. Lors des premiers combats, les premiers exilés de Jérusalem trouvent refuge dans les oliveraies et non sur des jachères stériles (JIJ HNS 14) :

The thousands […] who could not afford the rent which the limited number of available rooms in the small town had made exorbitant, had pitched their tents in the orchards and the vineyards and on the slopes of the hills. Some slept under the olive trees, which became a common habitation. (JIJ HNS12)’

Malgré le morcellement de la Palestine, le mythe de la terre nourricière, avec, sous-entendu, le cycle naturel, persiste. Le découpage devient, dans ce contexte, possibilité de bouturage, c’est-à-dire l’espoir d’un nouvel essor. La séparation des Barradi s’achève, Anwar retrouve l’usage de la parole, prend une nouvelle direction : le morcellement peut avoir des aspects positifs, à moins que l’individu ne se réfugie dans un imaginaire stérile. Ainsi certains se complaisent-ils dans la contemplation du malheur : ’Rayya had an absolute negativeness […]. Her capacity for sorrow was inhuman […]. Hope did not enter her universe. Engrossed in her sorrow…’ (YZ BDG61). Il s’agit là d’un enfermement, d’un désir d’autodestruction, le désir de se perdre dans la contemplation de la perte : narcissime qui sépare l’individu du reste de la communauté, automutilation puisque l’individu s’inflige, en se contemplant dans un miroir éclaté, ces mêmes blessures. D’autres, au contraire, agissent : ’You had to face it; you had to act!’ (EA LP 161), et de non-sujets deviennent des sujets acteurs de leur histoire : ‘Children of ’48 : Commandos of ‘68’  (AS IES 149) et cherchent à remédier au morcellement et à l’éparpillement du peuple palestinien.

Avant d’envisager le thème de l’exil dans cette problématique de la rupture, il est bon de se rappeler que le morcellement du corps est au centre de la quête identitaire des écrivains arabes d’expression anglaise. S’il est évident que la métaphore du corps mutilé est la plus capable de représenter le drame vécu par les Palestiniens – dans la mesure où l’on peut représenter l’irreprésentable (malgré la lumière, les témoins de Sabra et Chatila sont frappés de cécité (EAd B37)). Cette métaphore s’enrichit de sens pour les écrivains bi-culturels qui y trouvent un écho de leur propre histoire. Au-delà de la lecture purement politique, le degré d’optimisme ou de pessimisme avec lequel ils envisagent l’avenir des Palestiniens, l’interprétation positive ou négative du morcellement de la Palestine, de sa société et de ses habitants correspondent au niveau de résolution de leur quête identitaire. Comme ailleurs, leur position dans l’entre-deux, en tant qu’individus morcelés, exilés mais non Palestiniens, leur donne la possibilité d’une double approche qui génère cette oscillation constante entre la tragédie et le dérisoire.