d – Exil : The uprooted, the exile, the fugitive’.

S’il se manifeste une rupture de la continuité territoriale, c’est bien dans l’exil. L’exil et l’expulsion hors de sa patrie avec défense d’y rentrer, c’est l’obligation de séjourner hors d’un lieu, d’un chez soi qu’on regrette 1279 . L’exil n’est pas le choix d’un sujet. En effet, il est exprimé par de nombreux verbes passifs dont le plus fréquent est probablement driven from . Une autre phrase ‘all Arabs had been made to leave the city’ (YZ BDG150) indique la passivité du sujet sans pour autant désigner le responsable, l’Autre, dont on a dit auparavant qu’il était anonyme, sans visage. L’emploi du passif permet de le situer dans un ailleurs non désigné, ce qui est en soi une victoire sur cet ennemi, puisque cela revient à lui refuser le statut d’occupant du territoire palestinien. Cependant menaces, violences, expulsions (AS IES 226-227), massacres peuvent contraindre des sujets à fuir : ’She was an eternal fugitive, a waif who could not go home’  (YZ BDG 31). Si le fugitif est celui qui s’échappe, le fugitif est aussi ce qui s’écoule rapidement, ce qui est fugace, évanescent 1280 . Alors eternal fugitive , formule oxymoronique, signale le refus du caractère définitif de l’exil et la construction des exilés autour du désir de retour :

I travel around the occupied land in the clear evenings… […] Every evening I’m carried away for hours on the wings of rosy dreams. I dream that I shall return. […] And I imagine that I’m still… I dream that I’m before the door of my home […] and over there is the window of the house which gathered us together, you and I, when we were children. (AB SB 68) (Shadi, le Palestinien, s’adresse à Yakov, le soldat israélien, son frère de lait)’

On note le shall  prophétique (EA LP 76) ainsi que l’utilisation du présent (I’m still; over there is ), temps du réel. La certitude du retour est encore plus marquée dans l’anecdote rapportée par Asya :

People will have lived out their lives in wretched refugee camps, thinking that this is just a phase, their whole lives – thinking that one day they’ll go home – “ oh, I don’t think I’ll bother to mend that tear in my tent; we’ll probably be going home soon.” (AS IES 729)’

Le caractère transitoire de l’exil apparaît clairement ici dans le désir des exilés (just a phase; we’ll be going home soon) alors qu’Asya, l’Egyptienne, le perçoit au contraire comme durable (lived out their lives; their whole lives). Dans la dérision, on se souvient de Checkpoint Allenby Bridge où Fathia, obéissant aux dernières volontés de son père, cherche à tout prix à l’enterrer en Palestine occupée, avec un papier officiel : ’his permit of return’  (KK CAB 64). Cet épisode fait écho à l’enterrement d’un ami bédouin de Rayya : ’buried in a foreign cemetery – an exile in death as he had been in life’ (YZ BDG83), épisode dramatique, voire tragique, du fait de sa mise en scène.

L’exil, c’est le déracinement : uprooted, uprootedness  sont des signifiants récurrents chez Yasmin Zahran (YZ BDG115; 133; 152…); ils sont repris chez d’autres écrivains (EA LP 76; EAd B 35…). La souffrance physique de ce déracinement est soulignée plusieurs fois :

The agony of uprootedness is not only moral but physical. (YZ BDG115)’ ‘ … dazed peasants wilting as their trees would have wilted if they had been uprooted.(EA LP 76)’

Le lien physique avec la terre nourricière (tel un cordon ombilical) est mis en avant, ce qui dénote un lien imaginaire avec la terre perdue. Si le déracinement est souvent exprimé par des images de mutilation, de morcellement, celles-ci sontd’ordre métaphorique. On l’a vu dans l’expression du mal-être autobiographique. Or il n’est plus question, ici, de métaphore. Celle-ci permet un recul, une distance qui fait glisser la souffrance vers le psychologique, le moral. Sans la métaphore, la souffrance est, et demeure, physique. Le corps est de plain-pied dans la souffrance. D’ailleurs le terme  agony  revient sous plusieurs plumes : ’dispersed in agony’ (JIJ HNS12).

Car l’exil, et la dispersion qu’il entraîne (AS ML 11) touchent le corps social comme le corps individuel. La dispersion correspond à une séparation, une division, un éparpillement. Chassés, les Palestiniens n’ont aucun lieu où aller : ’the trip to nowhere’  (SKA OD 41). Privés de racines, ils sont en errance (‘I am a drifting refugee (EA LP 46)) sans même un endroit où se reposer, où s’arrêter (‘an exile with no resting place’ (YZ BDG102)). Condamnés au mouvement perpétuel, les Palestiniens sont condamnés à l’altérité perpétuelle : ’flung out on this alien plain’  (EA LP 76). Cette altérité, ils la doivent à la perte de leur statut humain : ’a tangled mass of peasants and mules and camels, and only the braying of asses was louder than the hungry crying of the children’  (JIJ HNS11). La masse humaine qui fuit perd toute individualité (‘The thousands – they all seemed to have the same face and the same voice…(JIJ HNS12)) et devient monstrueuse. En tant que masse indéfinie, ils représentent une menace pour les pays hôtes qui les rejettent les uns après les autres : ’They have pushed you off the earth’ (RB WHT34).

Les Palestiniens sont déplacés (‘displaced (SKA OD 21; AS ML483)), c’est-à-dire qu’ils ne sont plus à leur place. Par conséquent, ils sont facteurs de désordre. La crainte qu’ils inspirent réside précisément dans la dynamique du changement qu’ils véhiculent. Dans des sociétés critiquées pour leur conservatisme, leur immobilisme, leur arrivée est considérée comme malvenue, malséante, inconvenante, déplacée.

L’exil qui pousse les Palestiniens hors de Palestine correspond à deux tendances contraires. Une tendance nostalgique, rétrospective, imaginaire; le désir de retour au point de départ, en niant toute rupture spatiale et temporelle (le présent immobile de Shadi s’imaginant devant sa maison (‘I’m still …’(AB SB 68)). L’autre tendance, dynamique, proclame tout retour impossible : ‘There was no turning back’  (YZ BDG31), ce qui ne signifie pas renoncer à la Palestine. Les tenants de cette dynamique reconnaissent la rupture, la coupure et l’utilisent comme base d’un nouveau départ comme Anwar et Fareeda Barradi. Pour les premiers, l’exil est enfermement (‘vicious circles’ ; ‘gyrating’(JIJ HNS 12)) alors que pour les seconds, il est ouverture, rencontre avec l’Autre. Le premier est destructeur, le second est structurant ou du moins ébauche de structure. Mais l’exil demeure exil et chaque pays hôte n’est qu’un substitut (‘her surrogate world’ (YZ BDG136)) inadéquat : ’her city of exile - a Palestine-sur-Seine’  (YZ BDG140). A l’inverse des écrivains arabes d’expressionanglaise qui ont choisi l’exil (spatial ou linguistique) et qui se sentent déchirés par leurs loyautés, les Palestiniens n’ont qu’une loyauté, envers la Palestine. Il n’est pour eux aucun ancrage possible ailleurs qu’en Palestine : ’Everybody has a right to belong, but I am deprived of that right!’ (YZ BDG 31). D’où leur attachement à leur statut de réfugié, unique statut possible et acceptable avant leur retour en Palestine.

Notes
1279.

voir Le Robert.

1280.

Voir Le Robert.