b – Les camps de la mort.

S’ils sont le lieu d’une résurrection, les camps de réfugiés sont aussi un lieu de mort. Sabra et Chatila, de funeste mémoire, hantent les textes.

Par leur visibilité, les camps, enclaves d’altérité dans un pays hôte, représentent une cible idéale pour ceux qui veulent exterminer les Palestiniens :

I myself was in Lebanon during the time of the Sabra and Shatila massacres, and when I saw all the butchered bodies, I came back here and begged my late father to move us out of the camp.(RS NI 85)’

Le désir de fuite prend un sens particulier dans cet univers tragique. Les massacres perpétrés dans les divers camps à diverses périodes sont tous rendus sur le mode du tragique. Reja-e-Busailah intitule l’un de ses poèmes ‘Andromache in Beirut 1982  (RB WHT 28) et la dimension mythique de l’événement est constamment proclamée (EAd B 34; RB WHT30), le ramenant à la lutte des forces primordiales :

O extinct volcanoes
where are your walls if not burned
and the fire that
eats mountains more bitterly
than the Deluge?!
[…]
When we created
the Angel of the Syrian Desert
he appeared dressed with
the wind : there
were no leaves left on the dry bushes
of Arabia
so we called the flute player of
the tribe
and asked him to
charm the waves of the Mediterranean :
she responded with a dirge.
(EAd B35-36)’

Au milieu de ces forces chthoniennes, opposant le Bien et le Mal (‘B for Begin / who entered the mythology of Evil’ (EAd B 34)), quelle place reste t-il à l’homme? Ou plutôt que reste t-il de l’homme?

and human bones litter
the streets of Beirut

mingled with animal refuse (
EAd B 34)’

La violence des images de Reja-e Busailah évoquant les corps réduits en morceaux à peine identifiables cherche à dire la vie interrompue, les forces de reproduction de la vie détruites (‘among scraps of milk-giving organs / shreds of life-making organs / and other such ends with undiscovered beginnings.’ (RB WHT 29)). Ce type de description répétitive atteint rapidement sa limite nauséeuse et a rarement l’efficacité de la suggestion d’Etel Adnan ou de Yasmin Adib même lorsque Reja-e Busailah trouve des formules oxymoroniques plus intéressantes (‘At decay-spotted dawn; from teeming tomb to withering womb from vanquished dawn to anguished dusk’ (RB WHT 12-131)). L’apparent désordre du Beirut 1982  d’Etel Adnan restitue mieux le chaos et l’horreur que ne le fait l’accumulation des détails sanglants de Reja-e Busailah. Etel Adnan pose d’ailleurs la question de la représentation de l’horreur : ’No language has words to describe / the human beast’ (EAd B 38). L’absurde semble souvent l’emporter chez elle, qu’elle évoque les massacres perpétrés contre les Palestiniens ou contre les Indiens. ’We forgot to brush the / Indians’ teeth before the / final slaughter (EAd INH4) ou bien encore : ‘ only those who are dead are alive nowadays. Let us consider / cemetries as tea-rooms. Bring / a bucket of white chalk and some / silver. Dinner will be served / cold.’ (EAd INH12). L’irrationalité des situations s’exprime chez elle sur le mode surréaliste:

Ahmad is blue like the banana trees from
Sidon
and yellow like the oranges grown
by his grandfather in Jaffa
[…]
The banana trees of Sidon
Are blue and bruised
(EAd B36-39)’

Elle use aussi de contrastes : durant le siège de Tell el Zaatar, elle déambule dans les rues de Paris et en montre les détails triviaux qui, par opposition, donnent la mesure de l’horreur vécue à Tell el Zaatar :

It was during the war in Beirut , one of its worst moments, Tell Zaatar was under siege. […)] I was broken with defeat. Tell Zaatar was the signal for further disease. […] Oh God! If you exist, help them there! But in utter tragedy there are moments of great happiness.(EAd PWN63)’

Le contraste entre ici et là-bas, entre un lieu de normalité (‘the Tunisian grocer is closing his store and going home, wearing a threadbare coat although he must have a lot of money in his bank account’ (EAd PWN65)) et un lieu où règne la folie meurtrière qui n’est ni décrite ni même suggérée, ne résiste pas et les deux lieux se fondent en un seul :

Other cities and their terror merged with this one. Ambulances were blowing their sirens, homes were being broken into, the key to my door didn’t work, some telephone lines hung loose. (EAd PWN64) : ’

de la violence de Tell el Zaatar, c’est tout ce qui sera suggéré. L’irruption des ambulances et des maisons violées est violence dans une évocation par ailleurs quasi bucolique de Paris. L’ici et l’ailleurs se confondent, l’horreur du siège qui se resserre sur les Palestiniens est appliquée sur la scène parisienne : ’space is stifled by cars, traffic, buses, lorries, people… and inside, it’s worse, much worse. […] They’re asphyxiating’ (EAd PWN65) : They représente à la fois les Parisiens et les Palestiniens.

L’indicible horreur doit pourtant être dite. Le devoir du souvenir l’emporte sur la difficulté :

Let us name our children :
Deir Yassin
Kalkilya
Sabra and
Shatila
Lest we forget… (EAd B
34)

Seule la propre souffrance, la propre déchirure de l’écrivain semblent à même de dire :

We shall never cry with tears
but with blood.
(EAd B35)’