CONCLUSION

Nous voici arrivée au terme de ce travail d’exploration des œuvres des écrivains d’expression anglaise au Proche-Orient arabe. A l’origine du projet, un titre avait semblé expédient : ‘la littérature arabe d’expression anglaise’; très vite, il fut abandonné au profit d’un autre qui nous paraît plus exact : ‘les écrivains d’expression anglaise au Proche-Orient arabe.’ La justification de ce dernier est apparue dès que nous avons compris que cette ‘littérature’ était et demeure marginale : il est, en effet, difficile de parler de littérature au sens d’ensemble, alors que nous sommes confrontés à des œuvres individuelles, disparates, dispersées dans le temps et dans l’espace. Pour les raisons historiques que nous avons exposées dans la première partie de ce travail, il ne peut en être autrement : la langue anglaise n’a pas été imposée aux populations orientales et le choix linguistique demeure individuel. On n’assiste donc pas à une imposition colonialiste suivie d’une appropriation et d’une subversion de la langue occidentale comme par exemple au Maghreb. Il ne s’agit pas d’un fait culturel collectif même si l’on a le sentiment que le champ d’influence de la langue anglaise est de plus en plus étendu : lorsque nous cherchions à établir le corpus, nous avons souvent été dirigée vers des ouvrages en anglais traitant de toutes sortes de sujets allant du droit à la géologie en passant par l’histoire – ce qui pose la question du sens du mot ‘littérature’ qui, pour certains de nos informateurs, semble s’être figé à l’acception obsolète de ‘ensemble des connaissances, culture générale’. Si l’on entend bien que l’anglais devient langue de communication universelle, il n’empêche qu’elle n’est pas universellement reconnue, acceptée ni partagée comme langue de ‘culture’ – on se reportera aux instructions de Cromer et de ses successeurs qui distinguent nettement communication utilitaire et formation intellectuelle, philosophique, littéraire, etc. Dans ce domaine, plus encore que dans d’autres, les limites sont floues et les champs d’action se chevauchent : une langue peut-elle vraiment ne pas toujours véhiculer une culture ? De la même façon, la littérature ne concernerait-elle que ce qui est ‘opposé à la réalité’  1283 – auquel cas nos auteurs qui se préoccupent parfois moins d’esthétique que de réalité, ne feraient pas de littérature ?

Pour en revenir à notre étude, on ne peut guère parler de ‘littérature arabe d’expression anglaise’ parce qu’il est difficile de dégager un ensemble de textes d’un volume et d’une cohérence suffisants. Le choix de l’anglais, comme nous l’avons montré dans la deuxième partie, est affaire individuelle. Les schémas familiaux, sociaux, religieux ou simplement psychologiques qui président à ce choix sont variés. Nous avons certes tenté de faire apparaître les similitudes mais nous avons pu remarquer des degrés divers de résolution de la crise identitaire qui découle de ce choix linguistique. En fait, l’identité de ces écrivains reste floue, morcelée, éclatée. Nous en avons fait ressortir l’instabilité en explorant la notion d’entre-deux : quel que soit cet entre-deux (pont, passage, cosmopolitisme…), il révèle l’impossible situation dans laquelle se trouvent les auteurs de ce corpus et surtout l’impossibilité dans laquelle nous nous trouvons de définir une ‘littérature arabe d’expression anglaise’. D’abord, leur arabité n’est pas la même : chrétiens et musulmans ne s’attachent pas à cette idée de la même manière. Ensuite, leur allégeance à leur nouveau pays lorsqu’ils émigrent, ou leur degré d’occidentalisation leur donnent une appréhension différente de cette arabité : certains tentent de la nier d’autres apprennent à la refouler, d’autres encore la redéfinissent à la lumière de leur meilleure connaissance de l’Occident dans ses rapports avec le monde arabe (Edward Atiyah, par exemple, évolue du stade de la négation à celui d’une tentative de redéfinition (EA ATS)). Cependant, il nous semble que la relation consciente à l’arabité est toujours postérieure à la rencontre avec l’Occident : c’est de la rencontre avec l’Autre que surgit l’interrogation sur soi. Et, dans la mesure où la langue, la lecture historique et géopolitique occidentales informent les écrivains de ce corpus et leur expression littéraire, on éprouve quelque réticence à les classer dans un domaine dit ‘arabe’. Ils sont d’autant plus suspects qu’ils prétendent être ‘native informant’ : natifs peut-être – sauf si l’on considère leur passage à l’Occident comme une seconde naissance, une renaissance – mais l’information est de seconde main. Le signifiant ‘first’ demeure résolument attaché à leur entrée en Occident – comme on parlerait d’une entrée en religion : d’ailleurs, ne changent-ils pas de nom, ne quittent-ils pas la graphie arabe pour une graphie latine, quand ils ne modifient pas leur nom ? Ce qui précède le passage à l’Occident relève de l’informe, du non-informé. D’où leur viendrait, alors, cette capacité d’informer, sinon de leur adhésion à la langue anglaise, à la culture et à l’idéologie qu’elle véhicule ? Ils tentent de manière louable de se rapproprier un espace découpé et une histoire réécrite par les Occidentaux, mais ils le font avec les méthodes occidentales. Paradoxalement, en voulant remédier à une occidentalisation de leur monde d’origine, ils tombent dans un orientalisme qu’on pourrait qualifier d’oriental, d’autant plus pervers qu’il est inconscient. Quand dans la nouvelle de Ramzi Salti, le jeune Jordanien donne à la journaliste occidentale les réponses qu’il pense qu’elle attend, il manipule consciemment la réalité et s’en explique. La plupart des écrivains de ce corpus n’ont pas conscience qu’en utilisant la langue de l’Autre et en réévaluant leur monde d’origine à l’aune de la culture occidentale qu’ils ont reçue, ils donnent aux Occidentaux la réponse qu’ils attendent de ces (ne pourrait-on pas se laisser aller à écrire : leurs ?) sujets occidentalisés, un paiement de leur dette symbolique.

Si l’on considère le traitement de la femme dans ces textes, on retrouve le même problème. Nous aurions pu (et nous avions, un temps, envisagé de le faire) développer une partie consacrée à la femme. La femme considérée dans un rapport métaphoriquement colonial de soumission n’est cependant pas un thème original. L’évolution du traitement de la femme - dont nous ne pensons pas qu’il est lié au nombre croissant d’auteurs féminins - va dans le sens d’un discours orientaliste (qui se défend de l’être) qui peu à peu devient un discours de la rappropriation de son histoire : la femme, parlée par l’homme, prend la parole ; la femme écrite s’écrit. C’est le propos de A Beggar at Damascus Gate , roman dans lequel Rayya et Alex se prennent et se reprennent la plume. Mais là encore, le triomphe de la femme est illusoire puisque les textes des deux personnages sont reconstitués par un troisième, un homme, dont le flottement identitaire est clairement établi. Le discours de la femme comme celui de l’Oriental reste soumis au filtre organisateur de l’Autre – l’autre sexe ou l’autre langue.

Les écrivains proche-orientaux d’expression anglaise ne parviennent ni à couper le cordon ombilical qui les lie à leur contrée d’origine, ni à régler leurs comptes avec leurs parents adoptifs occidentaux. Dans ces conditions, il est risqué de vouloir définir un corpus. Le degré d’éloignement ou de rapprochement de l’un ou de l’autre pôle culturel donne lieu à une diversité qui s’exprime par un éparpillement des genres que nous avons fait ressortir, en indiquant comment presque aucune des œuvres étudiées n’échappait à ce foisonnement. Au fond, l’aspect expérimental de ces textes semble être un de leurs points distinctifs : la quête de l’identité du sujet se dit dans cette recherche d’un mode d’expression adéquat ; l’hésitation entre les deux rives, les va-et-vient, les faux et vrais départs trouvent leur représentation dans ce brouillage rhétorique qui ne serait pas une faiblesse à mettre au passif de ces apprentis écrivains, mais l’expression même de leur identité. Il est vrai que chez les écrivains les plus confirmés, tels Ahdaf Soueif ou Ihab Hasan, la mosaïque des genres sert la représentation d’un sujet morcelé. La plupart du temps, il demeure cependant difficile de parler d’une véritable recherche esthétique. L’éclatement des genres apparaît plutôt comme un symptôme du morcellement identitaire que comme un aboutissement littéraire ; de la même façon que l’omniprésence du corps morcelé ne suffit pas à l’ériger en un véritable corpus. Les auteurs frôlent souvent ces dimensions rhétoriques sans jamais les systématiser. Nous avons insisté sur le fait qu’un nombre infime de ces écrivains a produit ce qu’il est commun de nommer une œuvre ; l’abandon des ambitions littéraires des autres prouve sans doute l’artificialité de ce corpus, établi sur une idée préconçue et fausse.

Mais, par ces chemins étranges qu’emprunte parfois la quête, nous nous retrouvons là où ce travail a trouvé son origine, là aussi où il a failli s’achever avant même que d’être entrepris. En effet, le projet initial était plus restrictif puisqu’il s’agissait d’étudier la littérature palestinienne d’expression anglaise et que force fut d’admettre que rien de tel n’existait. La zone géographique s’étendit jusqu’au moment où il fallut s’interroger sur la rareté d’une telle littérature ; ceci nous renvoie à la première partie de cette étude telle qu’elle se présente à l’heure actuelle. La Palestine sembla donc disparaître au profit d’une problématique plus individuelle que collective ou politique. Or, au fil des textes, elle refit surface, presque à notre insu pour prendre la place centrale qui était sienne à l’origine de cette réflexion. La Palestine, demandions-nous quelques pages plus haut, serait-elle la métaphore la plus apte à dire la réalité des écrivains arabes d’expression anglaise ? A moins que cette réalité morcelée (avec tout ce qu’on a pu en écrire) ne soit elle-même la métaphore la plus adéquate pour rendre compte de la question palestinienne. Dans cet univers d’individus et de contrées morcelés, comment rendre compte de la dispersion du sujet sinon par un jeu de miroirs brisés dont les éclats se superposent quand ils ne manquent pas ou ne se reflètent pas dans un phénomène de réflexion infinie. C’est le parti que nous avons choisi, risquant une répétition qui aurait figé l’exploration des textes de ce corpus. Or la déchirure indécise (à l’image des découpages successifs de la carte de la Palestine) ôte au jeu de miroirs sa répétitivité stérile. L’étude progresse grâce aux légères différences de point de vue qui permettent d’appréhender l’ensemble de manière renouvelée. A l’instar de Rayya et d’Alex qui se prennent et se reprennent la plume pour, inéluctablement, en arriver au point focal de la souffrance, la Palestine, les écrivains de ce corpus trouvent une unité avec la Palestine. La question palestinienne apparaît comme le fil conducteur qui relie les textes entre eux en liant l’expérience individuelle de la souffrance de chacun des auteurs à un drame collectif, celui des Palestiniens. De nombreux écrivains, arabes et occidentaux, ont traité de la Palestine, ont mis en scène des Palestiniens. Aucun ne peut prétendre à une telle reddition de ce drame. Est-ce que cela signifierait que les écrivains d’expression anglaise au Proche-Orient ont assimilé ce qu’ils pensent que devrait être la culpabilité occidentale à l’égard de la Palestine, à leur propre culpabilité pour avoir introduit un élément d’altérité dans leur identité orientale ? Peut-on en déduire que leur lecture, leur écriture reflètent leur désir de résolution de la crise identitaire plutôt que sa réalité dont ils prétendent que l’œuvre qu’ils proposent à leurs lecteurs est la preuve? La perpétuation du drame palestinien dans leurs textes signerait-elle leur condamnation à l’errance en quête d’une impossible unité ? Se raccrocher à une histoire collective, si dramatique fût-elle, leur donne-t-il l’illusion d’une appartenance, eux qui se sont exclus de leur communauté d’origine sans trouver un ancrage dans l’autre tant désirée ? Trouvent-ils dans l’encrage des Palestiniens qui n’existent en tant que tels que de se dire (FT D) puisqu’ils sont dénués de tout, un modèle vainement cherché chez les détenteurs du savoir et du pouvoir dont ils espéraient une libération pour ne s’en trouver que plus aliénés ?

On retrouve ici un de ces renversements ironiques qui émaillent les textes de ce corpus : pour avoir voulu s’identifier au pouvoir par le choix de la langue anglaise (et fuir une réalité jugée dégradante), les écrivains d’expression anglaise se retrouvent du côté/ aux côtés des victimes de ce pouvoir. Cependant armés de la langue et du savoir du pouvoir, ils peuvent dire, de l’intérieur de leur corps déchiré, la déchirure de la Palestine.

Notes
1283.

Voir Le Robert.