ANNEXE 1
«Pour la gloire de la France et le salut des positions françaises.»

Toutes les échelles du Levant sont peuplées de nos écoles et nos établissements d'assistance : hôpitaux, asiles de vieillards, crèches et orphelinats. On pénètre dans l'intérieur du pays : dans toutes les villes, dans les villages importants, le long de toutes les voies ferrées en exploitation ou en construction [...] on voit des instituteurs français enseigner aux enfants notre nom, notre langue et notre histoire. [...] On s'écarte des routes battues, on s'aventure [...]dans les plaines de Mésopotamie, et jusqu'aux limites du désert; dans quelque pauvre village [...] arabe, on découvre une maison française. Les enfants viennent y apprendre à lire et à écrire dans leur propre langue et à retenir quelques mots de la nôtre. Presque toujours à côté de la salle d'école, se trouve un dispensaire; [...] on les soigne [...] au nom de la France. Partout la France est connue, partout elle est bénie. [...] Il n'est pas pour le voyageur de meilleure garantie et de recommandation plus efficace que d'être Français.
Cette étonnante expansion de notre langue, de notre influence et de notre prestige n'est évidemment pas l’œuvre d'un jour. Les premiers missionnaires français qui furent envoyés dans le Levant s'y présentèrent comme des créateurs d’œuvres bienfaisantes et civilisatrices.[...]
Lorsque les chrétiens d'Orient sont inquiétés ou persécutés par les infidèles, c'est à nos ambassadeurs et à nos consuls qu'ils demandent de les protéger et de leur faire rendre justice.
Au sein de l'école française, qu'elle soit laïque ou congréganiste, toutes les confessions, tous les rites se rencontrent sans se heurter; la diversité des religions n'y étonne pas plus que la multiplicité des races. On y enseigne aux enfants, avec l'amour de leur propre pays, avec le respect des croyances et des traditions qui sont celles de leurs familles , le respect et l'amour de la France, de ses idées et de son esprit. Le patriotisme le plus incontestable inspire les leçons des maîtres et soutient leurs efforts; qu'ils appartiennent aux congrégations catholiques ou à la mission laïque, tous sont français avant tout, et tous ont pour premier souci, dans ces pays où le prosélytisme serait inefficace et dangereux, de contribuer, pour leur part, à l'œuvre de civilisation que la France a entreprise.
Le protectorat de la France en Orient est un privilège qui appartient à la France et que nul ne peut ni lui enlever, ni lui contester; il est encore en ce moment pour notre action un moyen efficace, et la France ne doit pas renoncer à s'en servir.[...]
Des puissances rivales, s'inspirant de notre exemple et profitant de nos longs travaux viennent nous combattre sur le terrain où nous les avons précédées, contrarient notre action et imposent des limites à notre influence.
820

Dans ces extraits de l'introduction d'un rapport rédigé en 1912 pour le Comité de défense des intérêts français en Orient, on lit treize fois le signifiant France ou français et dix-huit fois les possessifs de la première personne du pluriel (nos, notre, nôtre) qui représentent la France. L’envahissement du texte par ces signifiants dénote un envahissement réel du terrain oriental, son appropriation, par la France. En outre tous(et toutes) revient six fois dans le texte masquant mal un totalitarisme englobant la singularité (diversité-multiplicité) des Orientaux. Croyances, traditions, confessions, rites, religions, races, familles, autant de pluriels qui sont signes de division, face à l'unificateur qu'est le Patriotisme, le respect et l'amour de la France, noms singuliers, indivisibles, non-comptables. Unification, assimilation, gommage des différences avec, en écho, Isaïe :

Le loup habitera avec l'agneau, la panthère se couchera avec le chevreau,
Le veau, le lionceau et la bête grasse iront ensemble, conduits par un petit garçon.
La vache et l'ourse paîtront, ensemble se coucheront leurs petits.
821

Les différences disparaissent, aplanies, grâce à la présence du Messie libérateur, du civilisateur qui annule les contraires qui engendrent la violence, la barbarie. De cet état de barbarie, d'inculture (loin des routes battues, à l'aventure, dans le désert) il fait fleurir la Civilisation. Autre écho prophétique d'Isaïe :

Que soient pluies d'allégresse désert et terre aride,
Que la steppe exulte et fleurisse;
Comme l'asphodèle qu'elle se couvre de fleurs;
Qu'elle exulte de joie et pousse des cris,
La gloire du Liban
lui a été donnée
La splendeur du Carmel et de Saron.
C'est eux qui verront la gloire de Yahvé,
La splendeur de notre Dieu.
822

Ce civilisateur est créateur, donc Dieu (Père). Il apparaît comme le détenteur de la parole : nom, langue, esprit.

Isaïe encore :

Il frappera le pays de la férule de sa bouche,
et du souffle de ses lèvres fera mourir le méchant.
La justice sera la ceinture de ses reins,
et la fidélité la ceinture de ses hanches.
823

Défenseur du faible (ceux qui sont inquiétés ou persécutés), pourfendeur d'idoles, de faux dieux (les puissances rivales), lui seul est béni, lui seul est adoré. Il n'est Dieu que la France et les instituteurs sont ses prophètes.

En conclusion, si le prosélytisme est inefficace et dangereux, l'intoxication, elle, est efficace et indolore.

C'est ainsi que le Liban, aux yeux français, perd toute individualité, au profit d'une symbiose dépersonnalisante :

Cette France de l'Orient, îlot européen perdu au milieu des peuplades de l'Asie, où la connaissance d'une langue étrangère fait partie de la respectabilité et dont l'élite connaît l'Europe aussi bien que les Européens eux-mêmes. 824

Longtemps avant l'avènement du Mandat, la France avait pris conscience qu'une implantation culturelle profonde était nécessaire à toute tentative d'installation politique. Le politique était élément de conflit, le culturel, de séduction 825 . Plutôt que d'importer brutalement une manière de voir radicalement différente (parce qu'elle était le produit d'une culture trop éloignée et qu'elle était contradictoire), il fallait l'instiller progressivement de façon à ce qu'elle fût ingérée, digérée et ainsi totalement appropriée sans douleur et surtout sans prise de conscience de cette manipulation intellectuelle. Ainsi le lait empoisonné de la France-mère fut-il donné au Liban.

L'image maternelle de la France est récurrente. En voici un exemple tiré d'un poème d'un libanais d'expression française :

Sainte Maman, priez pour Elle [=la France]
D'Elle aussi j'ai sucé le lait
C'est ma mère immatérielle :
Dans le mien son esprit coulait.
826

L'image maternelle est renforcée par les services rendus par la France :

Jusque dans les provinces les plus reculées se dressaient les établissements, écoles, collèges, couvents, hôpitaux, orphelinats et dispensaires; on a pu dire ainsi que l'Orient était élevé sur les genoux de la France. 827

On voit la France personnifiée en maîtresse d'école, en infirmière..., au contraire de l'Angleterre qui apparaît sous des traits masculins et guerriers :

Lors de la débâcle turque [...] les libérateurs parurent : c'étaient les troupes britanniques de l'Egyptian Expeditionary Force et leur formidable appareil. [...] Partout circulaient des soldats anglais, des officiers anglais, des automobiles anglaises, des camions et des convois de chameaux anglais; des cargos et des destroyers anglais encombraient le port de Beyrouth . 828

La force virile contre la douceur féminine.

Dans les relations franco-libanaises, ce sont les sentiments qui étaient exaltés. On cherchait certes à cultiver l'esprit, mais c'est le cœur qu'il fallait d'abord conquérir. Et le sentiment d'amour est celui qui était inlassablement avancé. Voici un extrait de ce florilège :

Tous n'ont pas appris le français, mais tous ont puisé dans ces écoles soutenues par des Français, l'amour de la France. 829 ’ ‘ Grâce aux nombreuses petites écoles de village, la pénétration française se fait dans cette masse de la population, et c'est par milliers que des effluves français viennent faire vibrer l'âme de ces enfants. [...] Dans le quart seulement de ces écoles, il existe un cours élémentaire de français, mais dans toutes il existe le cours d'amour de la France, dans toutes on est imprégné de la mentalité française. 830 ’ ‘ Des moines et des religieuses apprenaient aux enfants à connaître la France et à l'aimer. 831 ’ ‘ Les Français ne gagnent rien à « s'installer » dans un pays où ils ne pourront se maintenir que tant qu'ils seront là par la force des armes... En Syrie , pays civilisé, la politique française doit plutôt chercher à dominer les cœurs. 832

Français ou Libanais, religieux ou laïques, tous se retrouvent autour de ce lien affectif. On ne peut s'empêcher d'être surpris néanmoins que des religieux se fassent les prosélytes d'une idée qui n'a rien de religieux. Ne serait-on pas en droit d'attendre que des moines et des religieuses apprissent aux enfants à connaître Dieu et à L'aimer? Ne serait-il pas plus logique de lire un titre d'article qui parlerait de l'action des Missionnaires Capucins pour l'influence catholique (ou chrétienne) en Syrie? Il y a une telle candeur dans ces aveux qu'on ne peut s'empêcher de penser que les missionnaires français étaient eux-mêmes intoxiqués avant d'aller intoxiquer les populations orientales.

Un autre signifié récurrent est celui de l'imprégnation 833 .

Bien des jeunes cerveaux recevaient [...] notre empreinte [..]Le rayonnement de notre culture et de notre langue avait rendu sur toute la Syrie une atmosphère française. 834 ’ ‘ Comme la langue porte les idées d'un peuple, les Syriens de toutes races sont façonnés d'idées françaises. C'est l'étude de nos grands maîtres qui a alimenté leur adolescence. 835 ’ ‘ ... Ces dizaines de milliers, ces centaines de milliers de libanais, de syriens, imprégnés de la culture française. 836

C'est ainsi qu'on a pu dire :

La France a réussi à donner au Liban « non seulement sa culture mais sa conception de la culture. 837

Un autre Libanais constate :

La Syrie et le Liban « sont des médailles frappées à l'effigie de la France » a-t-on dit avec raison. Ce sont les forteresses de l'esprit français et de la pensée française en Orient. 838

L'insistance sur les valeurs culturelles transmises et l'amour de la France sont des éléments essentiels de l'enseignement proposé (imposé?) aux Libanais au début du vingtième siècle. Sous couvert de religion, il ne s'agissait ni plus ni moins que d'impérialisme culturel. 839 Ceci apparaît nettement dans les rapports faits à cette période :

Les missionnaires congréganistes ont été de tout temps les meilleurs ouvriers de l'influence française dans le Levant : ils en sont encore aujourd'hui les instruments les plus efficaces, les mieux appropriés et les moins coûteux. 840 ’ ‘ Toutes nos missions en Orient font oeuvre utile à notre pays et elles feraient oeuvre plus utile encore, si nous savions tirer meilleur parti des avantages qu'elles nous procurent. 841

Que de signifiants matérialistes (ouvriers, instruments, utiles, efficaces, tirer parti...) pour une pseudo-quête spirituelle et intellectuelle! L'aveu de l'intérêt purement français se lit dans la crainte de voir le nombre de missionnaires devenir insuffisant pour couvrir systématiquement le terrain :

Dans plusieurs de nos missions [...] on prévoit déjà le jour où le personnel français ne suffira plus à assurer le fonctionnement des œuvres d'instruction et d'assistance actuellement existantes. Nos missionnaires se verront contraints, ou de restreindre leur activité et d'abandonner une partie de leurs entreprises, ou d'appeler à leur aide des religieux de nationalité non française, ce qui compromettrait le caractère de leur œuvre et diminuerait fort le profit que nous en retirons. 842

Le caractère de l’œuvre des missionnaires est donc bien français et non chrétien catholique, puisque la nationalité en modifie totalement le sens et la portée. L'allocution inaugurale de Paul Huvelin au Congrès français de la Syrie, quelques années seulement après le rapport de Maurice Pernot sonne faux.

Ce qui fait la dignité de notre action intellectuelle en Syrie et ce qui explique son succès, c'est précisément son désintéressement. La France n'emploie pas l'école comme un instrument d'intrigue ou de violence. Elle n'affiche pas d'ambitions annexionnistes; elle ne pense pas à je ne sais quelle tyrannie impérialiste exercée sur les esprits. [...] Elle ne s'impose pas; elle propose. 843

Désintéressement s'accorde mal avec les signifiants rencontrés précédemment : tirer parti des avantages, retirer un profit, sans parler du moins coûteux/ plus efficaces (le meilleur rapport qualité/prix!). Le pas d'annexionnisme, pas d'impérialisme, s'accommodent mal du non français si inquiétant.

En fait, le décor est posé pour accueillir le Mandat Français, Vierge, Père, Fils et Esprit.

Notes
820.

Pernot, Maurice. Rapport sur un voyage d'étude à Constantinople. p. viii- xiii.

821.

Isaie, 11 : 6-7.

822.

Isaie, 35 :1-2.

823.

Isaie, 11 : 4-5.

824.

Menassa, Gabriel. Les mandats A et leur application en Orient . p. 319.

825.

Hourani, A.H. Syria and Lebanon .p. 152.

826.

Klat, Hector. Ma seule joie (Beyrouth, Imprimerie Catholique, 1966).

827.

Gontaut-Biron,Comte R. de. Comment la France s'est installée en Syrie  .p . 2.

828.

Gontaut-Biron,Comte R. de. Comment la France s'est installée en Syrie  .p. 61.

829.

R.P. Dides s.j., «Les écoles primaires françaises de campagnes en Syrie, ou écoles de pénétration»«, 43-51, in Congrès français de la Syrie. p. 46.

830.

R.P. Jerome de la Mission des Capucins en Syrie, «l'action des Missionnaires Capucins pour l'influence française en Syrie» 83-87, in Congrès français de la Syrie. p.85.

831.

Gontaut-Biron,Comte R. de. Comment la France s'est installée en Syrie  .p.5.

832.

Menassa, Gabriel. Les Mandats A et leur application en Orient. p. 165-166.

833.

Voir Congrès français de la Syrie. p. 85.

834.

Gontaut-Biron, Comte R. de. Comment la France s'est installée en Syrie  .p.6-8.

835.

Roederer, Dr C. et Paul. La Syrie et la France. p. 46.

836.

Menassa, Gabriel. Les mandats A et leur application en Orient. p.173.

837.

Alameddine, Abbas. Les expériences et les problèmes de l'enseignement arabe et français en Orient et particulièrement au Liban  ; (Thèse dactylographiée, Paris, 1951). cité in Abou, Sélim. Le bilinguisme arabe-français au Liban . p. 316.

838.

Menassa, Gabriel. Les mandats A et leur application en Orient. p.309-310.

839.

Voir Brun, Jean. L'école catholique au Liban et ses contradictions. Publication du Centre Culturel Universitaire, Hommes et Sociétés au Proche Orient 5 (Dar el-Machreq, 1973) . p. 19.

840.

Pernot, Maurice Rapport sur un voyage d'étude à Constantinople. p. 291

841.

Pernot, Maurice Rapport sur un voyage d'étude à Constantinople. p. 279.

842.

Pernot, Maurice Rapport sur un voyage d'étude à Constantinople. p. 289.

843.

Huvelin, Paul. Allocution inaugurale, Congrès français de la Syrie. p. 9.