Voici, avec cet éloge des écoles officielles supervisées par la France, une autre pièce d'anthologie partisane :
‘ Allons visiter quelques-unes de ces écoles où se prépare l'avenir du Djebel [Druze]. Ce n'est pas sans émotion que nous lisons, sur la porte de ces lointaines écoles, les inscriptions familières de chez nous : « Ecole communale de Kharaba » « Ecole communale franco-druze de Chahba » . Pauvres chères petites écoles où se poursuit l’œuvre si attachante de l'éducation d'un peuple, elles se ressemblent toutes par la misère et le délabrement des locaux! Le village, à qui revient la charge d'y pourvoir, ne s'est généralement pas mis en frais. [...]. Ce qui distingue l'école des autres réduits, ce sont les tableaux qui couvrent les murs. [...]. J'avoue qu'ils surprennent et détonnent quelque peu, tellement ils sont peu adaptés aux besoins des écoliers qui les déchiffrent sans trop les comprendre. Partout, les inévitables cartes murales de Paul Kaeppelin. Soit, mais pourquoi « l'Europe politique » et le « Relief du sol de la France » ? Nulle part, je n'ai rencontré de cartes de Syrie ou du Djebel. Et cependant, n'est-ce pas avant tout la géographie de leur pays qu'il conviendrait d'enseigner à ces enfants plutôt que celle de l'Europe qui ne leur dit rien ou d'une France qu'ils ne verront jamais? Les tableaux de leçons de choses auraient besoin, eux aussi, d'être adaptés. Voici « le mobilier de la chambre à coucher » et détail ineffable, « une noce » citadine. Les enfants du Djebel ont peut-être vu - et ce n'est pas sûr- un lit à l'européenne, mais j'imagine que la table de nuit les laissera rêveur. Quant à la noce avec ses costumes, les falbalas de la mariée et la « queue de pie » de son époux, je ne vois pas quel profit éducatif il y a à farcir la mémoire de petits Druzes de cet inutile vocabulaire. [...] Interrogeons ces enfants. Les plus petits déchiffrent sans sourciller un alphabet qui, pour ménager la transition entre les deux écritures est imprimé de droite à gauche. [...] Comme par hasard, mais avec l'intention évidente de nous flatter, d'une école à l'autre, les livres s'ouvrent à la même page : « un repas chez les Gaulois » , et le petit bonhomme d'une dizaine d'années, ici noiraud comme un pruneau, là blond comme les blés avec de beaux yeux bleus, -une rareté dans le pays- articule avec une netteté parfaite : « Nos ancêtres les Gaulois avaient la moustache blonde » . -Vous verrez, nous disait avec malice le directeur de l'Instruction publique, qu'à force de répéter cette phrase, ces enfants finiront par se persuader qu'ils sont vraiment les descendants des Gaulois aux moustaches blondes... C'est ainsi que se créent les traditions. En tout cas, les enfants druzes ne se contentent pas de lire comme de petits perroquets, ils comprennent ce qu'ils lisent et nous le traduisent en arabe. [...] Vraiment, ces enfants ont de bons maîtres : c'est l'avantage des écoles officielles où le traitement suffisant (600 francs par mois) permet de se montrer difficile pour le choix des éducateurs.Inévitable signale que cette école n'est pas un exemple isolé, mais au contraire une parmi d'autres, identiques en tous points. Les contradictions à fleur de texte montrent l'ambiguïté de l'attitude du mandataire coincé entre le profit des élèves et, au-delà de leur pays, son propre profit. Ce qui frappe une nouvelle fois, c'est la charge émotionnelle véhiculée ici : Ce n'est pas sans émotion, si attachante, pauvres chères petites écoles (ce dernier groupe nominal avec son accumulation d'adjectifs précédant le nom est un sommet du genre) et toutes les formules exclamatives. Les critiques faites au système sont niées par la conclusion auto-glorifiante et auto-satisfaite d'un constat de réussite. Il reste à voir si les grands mots et les grand sentiments, tout lyriques qu’ils sont, ne masquent pas, précisément l'échec de l'entreprise.
Pour être chères, ces écoles n'en étaient pas moins pauvres, victimes de la misère et du délabrement. Ce n’étaient que des réduits. Il semble bien que la très chère France les délaissait au profit de ses propres écoles.
Si l'on considère que le but réel de l'instruction était de faire des petits Libanais et Syriens de futurs soutiens inconditionnels, il fallait leur inculquer la culture française, l'histoire française, la géographie française, la littérature française...Les Gaulois, le relief du sol de la France... autant de signes d'une entreprise de manipulation/lavage de cerveaux. Le directeur de l'Instruction publique faisait remarquer à Louis Jalabert que répétition était persuasion. Il est probablement vrai qu'inconsciemment un processus d'identification s'enclenchait qui conduisait les enfants loin de leurs sources culturelles propres et les leur rendait étrangères. Il s'agissait bien d'expatriation 845 intellectuelle. L'écolier libano-syrien devenaitt un véritable apatride. Et quoi qu'en dise Louis Jalabert, l'empreinte laissée par une éducation de ce type ne pouvait qu'en faire un demi-déclassé. Comment peut-on enraciner les populations au sol natal en leur répétant et leur faisant répéter : Nos ancêtres les Gaulois..., tentative de les enraciner ailleurs, dans une culture immatérielle et intangible à la réalité physique géographique de laquelle ils n'auront jamais accès (une France qu'ils ne verront jamais). La formulation même nos ancêtres, avec l'utilisation de l'adjectif possessif signifie la volonté de voir s'approprier cette parole par ceux qui la prononcent. Les Gaulois avaient la moustache blonde aurait eu des implications toutes différentes : pas d'appropriation, pas de filiation, (ancêtres). La France-mère devint, en détenant la Loi (puissance conférée par le Mandat), Père : elle édictait des lois, elle châtiait. La France-père était un père fouettard.
Jalabert, Louis. Syrie et Liban - Réussite française ? p. 74-78.
Voir Roederer, Dr C. et Paul. La Syrie et la France. p. 48.