Introduction

État de la recherche

Si nous observons depuis quelques années un regain d’intérêt sensible pour l’œuvre de maturité de l’écrivain Ludwig Tieck, il faut bien reconnaître qu’au cours du XXe siècle, sa création nouvellistique des années 1822-1841 n’a guère suscité de travaux scientifiques. 1 Assurément, son œuvre tardive a beaucoup souffert de la célébrité incontestable des écrits romantiques de jeunesse. Ceux-ci ont comme condamné les nouvelles postérieures soit à l’oubli, soit au déni : d’une part, la recherche n’a cessé de glorifier les contes juvéniles de Tieck, semblant alors ignorer l’existence d’une œuvre ultérieure, et d’autre part, si les critiques ont pris connaissance de cette dernière, son aspect réaliste n’a pas tardé à susciter l’irritation. Comment, en effet, concilier ces chefs-d’œuvre de jeunesse de Tieck, ces récits fulgurants composés aux côtés de Wackenroder ou Novalis, avec la foison apparemment informe des nouvelles rédigées à Dresde ? Car, si Tieck a bénéficié de l’extrême longévité biographique et littéraire de Goethe, son contemporain, il ne saurait se prévaloir de ses privilèges en matière d’exégèse littéraire. 2 Si pour l’un, les chercheurs ne cessent de louer les écrits de jeunesse flamboyants, rangés sous la bannière « Sturm und Drang », pour ensuite chanter les œuvres empreintes du classicisme de Weimar, ces mêmes critiques réservent à notre auteur un sort bien plus cruel :

Il est amusant, et à la fois désolant, de voir que ce qui constitue, quand il s’agit de l’un, motif de louanges interminables, devient source de violents reproches dès qu’il s’agit de Tieck : à son sujet, on évoquera en effet davantage l’hétérogénéité plutôt que la richesse de l’œuvre, et son opportunisme plutôt qu’une influence réciproque fructueuse de l’écrivain et du monde qui l’entoure. En bref, si l’on en croit « l’hypertrophie » des diffamations 4 de ses censeurs, voici à quoi se résume l’œuvre de Tieck au bout du compte : il s’agit d’une littérature de second rang, fruit « poétique » d’un « talent mimétique » dénué du moindre génie personnel, 5 le tout avec de trop rares sursauts de pur romantisme. Cette scientificité redoutable du discours critique a fort heureusement vacillé devant les travaux fondateurs de deux chercheurs du XXe siècle qui ont plaidé pour une approche différente de l’œuvre de Tieck, invitant à la comprendre de l’intérieur avant de la juger. C’est ainsi le germaniste français Robert Minder qui, l’un des tous premiers, dans les années 1930, a véritablement abordé le problème de l’hétérogénéité de l’œuvre de Tieck en « [cherchant] derrière ces mille masques le visage véritable, l’unité de cette personnalité littéraire et de cette œuvre ». 6 Loin de faire fi des commentaires sévères de ses prédécesseurs, il tente plutôt de donner un ton plus serein au débat et de ramener à sa juste mesure  cette œuvre multiple : ainsi à la place de la traditionnelle « superficialité » de Tieck, Minder évoque davantage sa « mobilité » et sa « faculté d’assimilation ». Aux « plagiats », Minder préfère évoquer le « besoin, pour écrire [soi]-même, de stimulants livresques, de modèles littéraires » (p. 28), au faussaire de l’écriture il substitue une individualité complexe, duelle, qui oscille entre « participation » et « mystification » (pp. 20-23). Par là-même, il élève Tieck au rang de « homo urbanus de la littérature allemande » (p. 434), synonyme de « grâce » esthétique « sous tous ses aspects, avec ses qualités et ses faiblesses » (p. 436). Et cette réinterprétation moins péremptoire, plus nuancée, s’est avérée décisive à la fois pour l’image si controversée de Tieck dans la recherche, et pour celle des nouvelles de sa maturité.

En effet, à l’issue de pages douloureuses de l’Histoire qui n’avaient guère favorisé l’activité des chercheurs, à la fin des années 1950, la célèbre germaniste autrichienne Marianne Thalmann emboîte le pas à son homologue français. Consciente que la « critique littéraire » a « construit » deux images de Tieck, l’une « juvénile des contes », et l’autre « sénile des nouvelles », elle aussi réaffirme la nécessité d’une compréhension du génie de Tieck plus synthétique et moins diffamatoire. 7 Mais davantage que Minder, Thalmann se penche précisément sur les nouvelles ultérieures : « Concernant Tieck romantique, nous disposons de différentes interprétations, concernant le nouvelliste, d’aucune. ». 8 Proposer une « [étude exacte] de ses nouvelles, qui surmonterait des conceptions aujourd’hui dépassées », tel est l’enjeu de son livre (p. V). Et de fait, ce changement de cap a été largement suivi par la recherche contemporaine : en effet, la recrudescende de biographies de Tieck à partir des années 1980 l’illustre bien, et surtout le fait que la quasi-totalité des thèses, comme des articles consacrés aux nouvelles, date précisément de la seconde moitié du XXe siècle, prenant une véritable ampleur à partir des années 1980. 9

Concernant les nouvelles elles-même, on compte à ce jour une dizaine de thèses en Allemagne, ainsi qu’une dizaine d’articles qui abordent des nouvelles isolées de notre corpus. 10 On trouve une très bonne synthèse de cet état de la recherche dans l’introduction de l’ouvrage de Dagmar Ottmann (1990). À noter que Robert Minder n’a eu en France que de rares successeurs : les nouvelles de maturité n’ont d’ailleurs été étudiées par les universitaires français que très récemment, à la faveur des programmes des concours d’enseignement. 11

D’une façon générale, nous pouvons affirmer qu’avec l’intérêt grandissant pour l’œuvre de maturité de Tieck, les aspects « caméléonesques » de l’auteur deviennent synonymes de réceptivité à son temps comme aux époques passées, les témoignages d’un véritable art de la métamorphose : la « polyphonie » de son œuvre, son « polyperspectivisme » ou sa « discontinuité » deviennent des signes de modernité. 12 Evoquons brièvement les principales interprétation de ses nouvelles jusqu’à nos jours.

L’approche psychologique de l’œuvre de Tieck ayant trop souvent tourné court (Gundolf), les chercheurs ont ensuite préféré une approche culturelle (Fischer, Gneuss, Bitter-Polstet, Ziegner, Purver, Pöschel, Schwarz), privilégié une étude de texte par et pour lui-même (Heinichen, Hienger, Endrulat, Harte), ou encore mêlé les deux approches (Ottmann, Hagestedt). 13 La première a mis en exergue l’époque-charnière des nouvelles, tiraillées entre romantisme et réalisme, a souligné leur dialogue avec les grands enjeux de la société contemporaine, partagée entre Restauration et élans révolutionnaires. La seconde s’est livrée à un catalogue parfois un peu aride des qualités techniques des textes en question, mettant notamment en avant l’omniprésence du discours direct, à la fois instrument-clef du « polyperspectivisme » de la narration et outil paradoxal de l’accès à l’intériorité des personnages.

Ce faisant, les travaux récents qui nous semblent les plus riches sont ceux qui mettent le doigt sur la dimension intertextuelle des nouvelles de Tieck. En effet, la notion d’intertextualité semble à même de rendre compte de la célèbre « polyphonie » de notre auteur. Ce phénomène littéraire a fait couler beaucoup d’encre parmi les chercheurs de toutes nationalités dans les années 1970 et 1980, ces mêmes années de résurrection scientifique de Tieck. 14 Ingrid Österle (1983), la première, a donné un second souffle à la lecture de la nouvelle trop célèbre Les choses superflues de la vie, en redécouvrant ses liens multiples avec diverses formes littéraires (nouvelle de Boccace, liens aux Contes de Canterbury, sous-genre de l’idylle…). Dans les nouvelles de maturité de Tieck, Beate Mühl (1983) a souligné simultanément l’absence de norme esthétique unique et l’abondance de références aux « traditions, modes narratifs » et « moyens stylistiques », témoignage de « re-création » plus que de « re-prise ». 15 Avec la thèse d’Achim Hölter (1989) au titre révélateur, Ludwig Tieck. L’Histoire littéraire comme Poésie, le lien est établi entre l’esthétique intertextuelle en soi et l’hétérogénéité de notre auteur. En témoignent les plus récents ouvrages qui se consacrent précisément aux nouvelles de Dresde, celui de Dagmar Ottmann (1990) qui traite de la dimension intertextuelle des nouvelles de Tieck, celui de Christoph Brecht (1993) qui centre certes son propos sur les stratégies narratives de l’auteur, mais s’interroge en permanence sur le dialogue des nouvelles de Tieck avec la tradition et les contemporains, et celui de Burkhard Pöschel (1994) qui, dans l’un de ses chapitres, marche dans les traces d’Ingrid Österle. Enfin, dans l’ouvrage collectif coordonné par Jean-Louis Bandet (2000), un article souligne le caractère hybride d’une nouvelle, Le Sabbat des sorcières, inspirée de sous-genres narratifs généralement distincts. 16

Notes
1.

Dwight Klett, 1989.

2.

Jean-Pierre Lefebvre, 2000, p. 12 : « … Goethe en a trop fait et on a trop fait de Goethe. Non seulement il occupe, telle une armée têtue, des kilomètres de rayonnages dans les bibliothèques, mais il sature, loin au-delà de cette zone, le travail, le discours, la pensée, l’horizon. ».

4.

Jean-Pierre Lefebvre, 2000, p. 11 : il évoque a contrario« l’hypertrophie des hommages » à Goethe. 

5.

Rudolf Haym, 1870, I,I : “Mit dem mimischen Talente ging frühzeitig bei ihm das Dichterische Hand in Hand.“. Il est utile de consulter l’ouvrage dirigé par Wulf Segebrecht (1976) qui présente les grandes étapes de l’interprétation de l’œuvre de Tieck, mais ce… jusqu’en 1976, alors que la recherche va véritablement commencer à se confronter aux nouvelles de la maturité.

6.

Robert Minder, 1936, p. 4.

7.

Ludwig Tieck, Werke in vier Bänden, Munich, Winkler, vol. ?, pp. 1053-1054: „Die Novellen Tiecks haben aber lange das Unglück gehabt, der Literaturkritik zu missfallen. So haben wir einen jugendlichen Märchen-Tieck und einen lahmen Novellen-Tieck konstruiert, und die Gestalt als solche ist ein Torso geblieben. Das Nebeneinander von Märchen und Novelle wurde Anlass zu Zweifeln an der Integrität der Person...“.

8.

Marianne Thalmann, 1960, p. V : „Es fehlt uns aber auch an exakten formkritischen Studien über die Novellen, die mit überholten Vorstellungen aufräumen würden. [...] Über den Romantiker Tieck haben wir verschiedene Ansichten, über den Novellisten Tieck keine.“.

9.

La biographie célèbre de Roger Paulin (1985) demeure une référence en la matière, celle de Klaus Günzel (1981) est également très intéressante. D’autres tentatives plus récentes sont à retenir : les ouvrages concis de Thomas Ziegner, au titre si évocateur Ludwig Tieck. Proteus, Pumpgenie und Erzpoet (1990), et de Klaus Rek (1991), et le volumineux ouvrage de Wolfgang Rath, au titre tout aussi révélateur Ludwig Tieck. Das vergessene Genie (1996). Quant à celle d’Arnim Gebhardt (1997), son ton condescendant et son approche parfois très triviale de la vie comme de l’œuvre de Tieck laissent perplexes : son utilité principale réside en ce qu’il résume l’ensemble de ses œuvres. Pour ce qui est de l’interprétation, on sera prudent.

10.

À titre comparatif, notons que près de cent-cinquante thèses sur Tieck se consacrent à sa période dite romantique.

11.

Programme du CAPES et de l’Agrégation d’Allemand, session 2001. À cette occasion est paru le premier ouvrage français consacré aux nouvelles tardives de Tieck : Jean-Louis Bandet (dir.), Lectures d’une œuvre. Ludwig Tieck, Paris, Éditions du Temps, 2000.

12.

Le terme de « caméléon » apparaît dans la biographie de Klaus Günzel (1981, p. 7), celui de « polyphonie » chez Ute Schläfer dès 1969, celui de « polyperspectivisme » chez Beate Mühl (1983,
p. 304), enfin celui de « discontinuité » dans l’introduction de Dagmar Ottmann (1990, p. 18).

13.

Elfriede Fischer (1948), Christian Gneuss (1971), Marie-Beate Bitter-Polstet (1983), Thomas Ziegner (1987), Judith Purver (1994), Burkhard Pöschel (1994), Martina Schwarz (2002), Jürgen Heinichen (1963), Jörg Hienger (1955), Helmuth Endrulat (1957), Christine Harte (1997), Beate Mühl (1983), Dagmar Ottmann (1990), Lutz Hagestedt (1997).

14.

Parmi les plus connus, Gérard Genette (1982) et plus récemment Suzanne Holthuis (1993).

15.

Ibid., p. 295 : „… das freie Spiel mit Traditionen, Erzählweisen und Strukturmitteln, wobei weitgehend auf eine regelpoetisch legitimierte Dichtungspraxis verzichtet wird.“, p. 299: „Verfremdungen [...] verweisen auf ein künstlerisches Prinzip der Neubildung statt der Nachbildung.“.

16.

Isabelle Durand-Le Guern, 2000.