I-1.2. Le roman de formation : La Fête de Kenelworth

Bien qu’il soit dominant, l’architexte du conte populaire n’est pas pour autant le seul sous-genre narratif susceptible de se refléter dans les nouvelles de Tieck. En effet, le modèle narratif du roman de formation est également présent.

Nous souhaitons nous intéresser ici à une nouvelle de Tieck qui, si elle demeure (elle aussi) peu connue, n’en mérite pas moins notre attention, et ce à un double égard. Tout d’abord, l’auteur y aborde l’un des sujets qui lui tiennent particulièrement à cœur, à savoir William Shakespeare, génie auquel il consacra un essai et dont il traduisit et adapta à la scène allemande plusieurs pièces de théâtre, dès les années 1790, lors de ses études menées à Göttingen aux côtés de son ami Wackenroder. 126 Il ne s’agit donc pas d’une nouvelle anodine, mais bien au contraire d’une œuvre tout à fait essentielle pour Tieck que sa passion pour le théâtre élisabéthain n’a, en 1828, de toute évidence, pas quitté. 127 Dans ces mêmes années vingt, son talent de liseur à Dresde se révélait en particulier lors de fréquentes lectures d’œuvres de Shakespeare, à quoi s’ajoutaient ses qualités de critique et de traducteur. 128 Ensuite, dans le cadre de notre rapprochement de la nouvelle avec le célèbre genre narratif du roman de formation, cette œuvre - en dépit de sa concision qui contraste ostensiblement avec l’architexte du roman de formation assurément plus porté aux longues digressions - se révèle particulièrement fructueuse.

Rappelons brièvement l’argument de La Fête de Kenelworth (1828). Ainsi que l’explicitent le titre et les toutes premières lignes de l’œuvre, le narrateur choisit, pour cadre de son action, les festivités que donne en l’honneur de la reine Elisabeth Ière son favori Robert Dudley, comte de Leicester, en son château de Kenelworth. 129 Soulignons qu’il s’agit bien d’un cadre, dans une nouvelle qui aurait pu aisément prendre pour titre La Muse et L’Enfant. En effet, l’ensemble de cette brève narration nous présente un épisode-clef de l’enfance de William Shakespeare, âgé alors de onze ans, à savoir sa première rencontre en chair et en os avec l’art dramatique à l’occasion des festivités évoquées plus haut. Les première pages n’ont pour fonction que d’amener cette rencontre : le narrateur nous présente William comme un enfant épris d’imagination et friand de lectures littéraires, que deux conceptions fondamentalement opposées de l’Art et de la Vie se disputent. La première, incarnée par son père, représente une vision stoïcienne : seul le labeur journalier importe, tout divertissement est futile et blâmable. C’est pourquoi il interdit formellement à son fils d’aller assister à la « fête de Kenelworth » (première scène, pp. 1-13). La seconde vision de l’Art et de la Vie est au contraire d’un registre hédoniste et s’incarne sous les traits du cousin Thomas Hathaway et de sa jeune et séduisante sœur Johanne : fascinés par les festivités de la Cour, ceux-ci s’empressent de pousser William à braver l’interdit de son père hypocondriaque, alors parti pour affaires, pour lui faire profiter de cet événement exceptionnel (deuxième scène, pp. 13-17). La troisième scène (pp. 17-21) précise le portrait de William au cours du voyage qu’il réalise à pied en compagnie de Thomas et Johanne : elle met en exergue l’étonnante sensibilité de l’enfant pour la Nature, l’Histoire, l’Art et la Vie. La quatrième (pp. 21-37), la plus longue, est la scène centrale : arrivé à Kenelworth, William s’empresse de faire faux bond à ses amis afin d’apprécier la fête en toute liberté. Sa curiosité le conduit à rencontrer un poète dont il connaît et admire l’œuvre, George Gascoigne. Or, cette rencontre a pour conséquence une véritable expérience théâtrale, puisque le poète n’ayant personne pour jouer « l’écho », demande à William de l’interpréter au cours de l’éloge adressé à la reine le soir même, à la lisière de la forêt. William sort glorieux du duo poétique et reçoit de la main de la reine une décoration honorifique, aux yeux ébahis de Thomas et Johanne. L’épilogue (cinquième scène, pp. 37-44) présente le retour anticipé du père à Stratford et sa colère d’avoir été trahi par son épouse et ses amis, puis, d’une façon toute antithétique, sa fierté lorsqu’il apprend la rencontre flamboyante de son fils avec la reine. La nouvelle s’achève sur leur réconciliation, symbolisée par le don paternel d’une édition de Chaucer.

Il faut savoir que Tieck avait déjà entamé son projet d’évoquer dans une fiction narrative le renouveau du théâtre anglophone sous l’ère élisabéthaine en rédigeant une nouvelle intitulée Vie de Poète, parue deux ans plus tôt, et dont il proposera en 1831 une seconde partie. 130 Or, dans la nouvelle de 1826, nous assistons avant tout à une évocation dialoguée de deux dramaturges contemporains de Shakespeare, Ben Jonson et Christoph Marlowe, dont la célébrité s’éteint au fil du récit au profit d’un jeune acteur inconnu, lequel n’est autre que… Shakespeare. Ce texte de 1826, s’il présente à merveille des modèles et/ou anti-modèles de Shakespeare, n’aborde le génie de William Shakespeare qu’en trompe-l’œil, par le biais des différents portraits que brossent de lui ses contemporains. 131 Cette présentation indirecte de Shakespeare aux travers de conversations de tiers, ce jeu de cache-cache avec Shakespeare, s’ils ont l’habileté de nous rendre ce dernier particulièrement vivant et humain, n’en présentent pas moins un défaut majeur. Le lecteur, perdu au milieu de peintures minutieuses des destins de Jonson, Marlowe, et surtout de celle du personnage d’Arthington qui cristallise en lui une crainte récurrente de Tieck, celle du fanatisme religieux, peut presque en oublier la perle que renferme l’huître, à savoir William Shakespeare. 132 Nul doute que Tieck souhaite pallier cette évanescence de son héros en évoquant une scène fictive de son enfance, une enfance qui a le privilège d’être très peu connue des historiens et qui laisse ainsi à l’écrivain une bien plus grande liberté de traitement. 133 Et effectivement, ainsi que nous allons le montrer, La Fête de Kenelworth va puiser dans un genre célèbre de son époque, le roman de formation, qui offre deux avantages cruciaux, le premier au narrateur, le second à l’auteur. D’une part, il s’agit de focaliser la dynamique de la narration directement sur le personnage de Shakespeare, sans recours aux perceptions médianes de personnages fictifs, afin de mettre ostensiblement Shakespeare au centre de son propos. D’autre part, la passion de notre auteur pour Shakespeare ne saurait renoncer à une certaine empathie psychologique : la scène dépeinte doit se doter d’un symbolisme puissant à la mesure de la fascination de Tieck, une scène proche de l’utopie. Or, ces deux aspects constituent précisément les deux problématiques-clefs que la recherche reconnaît au roman de formation allemand. Comme l’indique l’appellation de « roman de formation », le lecteur assiste au déroulement de la « formation » esthétique et éthique d’un héros. Outre son impact sur le fil narratif, cette « formation » a une valeur de paradigme et se nourrit des aspirations et idéaux de l’auteur. 134 Il faut rappeler que Goethe et Tieck ont précisément, les tous premiers, livré à la fin du XVIIIe siècle les plus parfaits exemples de ce genre narratif avec leurs personnages Wilhelm Meister et Franz Sternbald. 135 Et n’oublions pas que ce genre explose véritablement dans la première moitié du XIXesiècle en Allemagne avec Novalis, Eichendorff et Hoffmann entre autres. 136

Voyons, à présent, de quelle façon nous pouvons lire La Fête de Kenelworth comme un jeu avec le roman de formation : nous étudierons tout d’abord la dynamique de cette nouvelle et son imbrication avec le processus de « formation » du héros, avant d’en souligner les aspects qui laissent deviner une réflexion personnelle de notre auteur sur la « formation ».

Notes
126.

« Über Shakespeare’s Behandlung des Wunderbaren »,Vorrede zu Der Sturm, Ein Schauspiel von Shakspear, für das Theater bearbeitet von Ludwig Tieck (1793).

127.

L’ouvrage déjà ancien d’Heinrich Lüdeke (1922) reste une excellente étude des liens qui unissent Tieck au théâtre de Shakespeare.

128.

L’article « Goethe und seine Zeit » de 1828, prologue à l’édition des œuvres de Lenz, réitère la vénération de Tieck pour Shakespeare dès les premières pages (in : Ludwig Tieck, Ausgewählte kritische Schriften, 1975, pp. 103-105 : „So vieles mich auch in verschiedenen Zeiten meines Lebens beschäftigt hat, nach so mannichfaltigen Richtungen mich meine Studien auch geführt haben mögen, so gestehe ich doch gern, daß zwei Genien mit stets unter allen Umständen nahe, innigst befreundet und zu meinem Dasein nothwendig blieben. Seit ich zur Erkenntnis meiner selbst kam, waren Shakespeare und Goethe die Gegenstände meiner Liebe und Betrachtung [...]. Wie ich seit vielen Jahren an einem Werke über den großen englischen Dichter arbeite, dessen Herausgabe nur durch Zufälle, Reisen, Krankheiten und andere Arbeiten ist verzögert worden,...“). Dans Shakspeare’s Vorschule (1823-1829), Tieck propose la traduction de plusieurs pièces, notamment Eduard III.

129.

Tieck s’est rendu à Kenelworth et Stratford lors de son voyage en Angleterre en 1817 (cf. Rudolf Köpke, 1855, vol. I, p. 376).

130.

Dichterleben I (1826), Dichterleben II (1831).

131.

Toujours dans ces années majeures de 1793-94 passées à Göttingen, Tieck adapte une pièce de Ben Jonson. Il s’agit de Volpone, parue sous le titre de Ein Schurke über den andern oder die Fuchsprelle. Ein Lustspiel in drey Aufzügen (1793). Dans les Schriften, on la trouve au volume 12 (édité en 1829) sous le titre de Herr von Fuchs. Ensuite en 1800, il s’inspire une nouvelle fois de Ben Jonson avec Epicoene oder das stille Frauenzimmer (présentée également dans le volume 12 en question).

132.

Cette intrusion narrative d’Arthington, dont on ne sait même si Shakespeare connaît l’existence dans la fiction, ressemble davantage à une marionnette non pas du narrateur, mais plutôt de Tieck lui-même, qui fustige une fois de plus l’intolérance, forme dangereuse et extrême de la stupidité selon lui. Les nouvelles Die Verlobung (1823), Der Aufruhr in den Cevennen (1826) vont dans le même sens, et un peu plus tard, Die Wundersüchtigen (1831), tout comme, bien sûr, Der Hexensabbath (1832).

133.

Tieck corrige par là-même aussi les graves lacunes historiques du roman de Walter ScottKenilworth (1821), lacunes qu’il avait fustigées dès la parution de l’ouvrage anglais (Cf. Uwe Schweikert, 1971,
vol. I, p. 318).

134.

L’ouvrage sur le roman et l’essai de Gilles Philippe (2000) présente la proximité de ces genres sous de multiples aspects : le roman de formation allemand en est l’une de ses manifestations.

135.

Wilhelm Meisters Lehrjahre (1795/6) de Goethe, et Franz Sternbalds Wanderungen de Tieck (1798).

136.

Heinrich von Ofterdingen, Novalis (1802) ; Ahnung und Gegenwart, Eichendorff (1815) ; Lebens-Ansichten des Kater Murr, E. T. A. Hoffmann (1819/21).