La formation du héros comme dynamique narrative

Dès le début du XIXe siècle, les grands théoriciens du roman de formation se sont fait entendre, nourrissant un débat qui n’a guère perdu de sa vigueur aujourd’hui encore. 137 Si l’Essai sur le roman de Friedrich von Blanckenburg (1774) n’eut guère de retentissement en son temps, les réflexions de Karl Morgenstern, et surtout celles de Friedrich Schlegel dans le premier quart du XIXe siècle ne furent pas sans résonance. 138 De fait, tous deux soulignent une situation fondamentale du héros dont la valeur typologique sera confirmée par les travaux de la recherche ultérieure : le héros du roman de formation apparaît tel un « chevalier d’un nouveau type » dont « l’intériorité » aspire vainement à la totalité de son être, à sa réconciliation avec le monde extérieur. Plongé dans une réalité résolument hostile à son « intériorité » en devenir, le héros est acculé à une « formation » de tout son être qui oscille dès lors sans cesse entre désir ardent d’émancipation et nécessité inéluctable du monde. À ces « années de formation » s’assortissent généralement deux motifs-clefs, celui du voyage, forme récurrente de la quête de « totalité », et celui de l’expérience artistique comme tentative paradigmatique de la réalisation de cette même « totalité ». La fin conduit généralement au dépassement de l’aporie initiale. 139

Ces trois éléments caractéristiques du « roman de formation », intériorité versus extériorité, voyage, expérience esthétique, sont bien présents dans La Fête de Kenelworth. De fait, la première scène ne cesse de souligner l’inadéquation fondamentale de notre héros avec son entourage. Prisonnier d’une réalité dominée par le père et empreinte d’utilitarisme, le héros ne goûte qu’à de brefs moments d’évasion par le biais de la lecture. À l’étude de la grammaire ou du latin qui le destine à devenir un parfait honnête homme selon les vœux de son père, il préfère celle de poèmes et de tirades dramatiques, plus en accord avec ses propres désirs et idéaux placés sous le sceau de l’imagination. Les déclarations du père et du fils à ce même sujet révèlent à souhait l’antagonisme profond qui les oppose :

Les déclarations fracassantes du père en société trouvent à l’évidence leur pendant inverse dans les confidences que fait le fils à sa mère plus compréhensive. Leur opposition se cristallise naturellement sur le désir du héros de participer au «  gai pèlerinage de Kenelworth », vécu à la fois comme une libération du joug paternel et comme une première expérience de l’art à travers celle de festivités poétiques et théâtrales. 142

À l’évidence, la rencontre personnelle du héros avec un poète de la Cour d’Angleterre constitue l’achèvement de son voyage, qui, au contraire de celui plus oisif des autres « pélerins », se mue en une véritable « quête » existentielle et esthétique. À peine arrivé sur les lieux tant convoités, William se hâte en effet de se soustraire à la tutelle de ses amis pour, « durant quelques heures, mener sa propre vie », 144 une « vie » curieuse de rencontrer en chair et en os des « images » de ses livres, des figures de ses « poèmes ».

Il s’agit d’un poète célèbre qui, affublé de l’un de ces travestissements si fustigés par le père du héros, transforme celui-ci en « son valeureux écuyer », et l’initie à l’art de comédien. 146 Gascoigne n’infléchit ici pas tant la destinée de William qu’il ne sert de révélateur : c’est en cela qu’il ne s’agit pas ici d’une inspiration du « roman d’éducation » à la façon de l’Emile de Rousseau où le mentor éduque proprement dit le héros. 147 La réussite de leur représentation dramatique, symbolisée par la médaille que remet la reine au jeune héros, présente enfin un instant unique de réconciliation de « l’intériorité » du héros et du monde extérieur, très emblématique du destin futur de William Shakespeare. Le héros sort comme transfiguré de cette rencontre :

Ce changement est bien la marque de la « formation » qu’a résolument entamée le héros dans sa soif d’un ailleurs plus conforme à ses idéaux et ses compétences.

De ces remarques il ressort que la dynamique narrative de cette brève nouvelle s’apparente bien à celle d’un roman de formation. Dans La Fête de Kenelworth, nous trouvons en effet la situation initiale fondamentale du héros de roman de formation, dont l’intériorité poétique s’oppose à la réalité prosaïque. 149 De plus, le fil narratif unique du texte est résolument axé sur la formation de ce héros qui, d’enfant solitaire et rêveur, accède au statut de jeune prodige dramatique au terme d’une sorte de voyage initiatique. Enfin, la fin présente également le dépassement final de l’aporie initiale. Si nous avons volontairement souligné l’aspect esthétique de cette « formation » en insistant sur la rencontre de William avec une instance formatrice majeure sur le plan artistique, l’aspect purement humain de cette « formation » n’en est pas moins présent. Indiquons simplement que la maturité sentimentale du héros est symbolisée par son rapport avec la jolie Johanne, qui a, elle, déjà fêté vingt printemps. 150 Certes, le vrai « roman de formation » présente le phénomène à travers de multiples épisodes, et non dans un épisode unique comme dans cette nouvelle de Tieck qui ne fait que poser les prémices d’un destin. Il n’en est pas moins vrai que l’analogie reste particulièrement sensible au niveau qualitatif. Et c’est bien ce double mouvement d’identification et de distanciation qui permet de parler de jeu avec un modèle narratif. Enfin, au terme de ces réflexions sur l’imbrication de la « formation » du héros et de la dynamique de la nouvelle, soulignons cette propension parlante du narrateur à nommer William Shakespeare… Wilhelm, à l’instar de la figure éponyme du « roman de formation » canonique de 1795 que les contemporains de Tieck considéraient déjà comme le fondateur historique du genre. 151

Notes
137.

Citons à titre indicatif, parmi l’abondante littérature secondaire à ce sujet, quelques-uns des titres les plus récents : Jürgen Jacobs, 1972, Wilhelm Meister und seine Brüder. Untersuchungen zum deutschen Bildungsroman ; Rolf Selbmann, 1981, Theater im Roman. Studien zum Strukturwandel des deutschen Bildungsromans ; Klaus-Dieter Sorg, 1983, Gebrochene Teleologie: Studien zum Bildungsroman von Goethe bis Thomas Mann ; Jürgen Jacobs, Markus Krause, 1989, Der deutsche Bildungsroman. Gattungsgeschichte vom 18. bis zum 20. Jahrhundert ; Gerhart Mayer, 1992, Der deutsche Bildungsroman. Von der Aufklärung bis zur Gegenwart ; Rolf Selbmann, 1994, Der deutsche Bildungsroman ; Jean-Marie Paul (dir.), 1992, Images de l’Homme dans le roman de formation ou Bildungsroman.

138.

Se reporter à l’ouvrage de Rolf Selbmann (1994, pp. 7-15).

139.

Jürgen Jacobs, 1972 (2ème édition 1983), p. 271 : „Das entscheidende Kriterium, das den Bildungsroman von anderen Formen des Entwicklungsromans abhebt, ist seine Tendenz zum ausgleichenden Schluß: Der Bruch zwischen idealerfüllter Seele und widerständiger Realität, der dem Helden zum existentiellen Problem wird, soll am Ende überwunden werden.“.

142.

D’une façon symptomatique, le père ne considère le « gai pèlerinage de Kenelworth » (« in fröhlicher Wallfahrt nach Kenelworth », p. 4) que comme des « pérégrinations de fous » (« solche Torenwanderungen », p. 5). Si son interdiction farouche d’y participer transforme la chambre de William en une véritable « prison » (« Gefängnis », p. 13), le départ de celui-ci pour Kenelworth ressemble véritablement à une délivrance : „‚Wie geht es dir ?’ fragte Johanne den Knaben, der niemals zu ermüden schien. ‚O herrlich!’ rief dieser: ‚so weit vom Hause zu kommen, und Städte, Schlösser zu sehn, hätte ich mir niemals traümen lassen, daß es mir begegnen würde.’“.

144.

p. 25 : „ein selbsteignes Leben auf einige Stunden zu führen“.

146.

p. 28 : „,... du hast eine klare, deutliche Stimme, du bist klug, denn du hast meiner Verse wegen schon Schläge bekommen, bist also zu meinem ritterlichen Schildknappen von deinem eignen unpoetischen Vater eingeweiht.’“

147.

Jürgen Jacobs, 1972, p. 272 : „Daß ihr pädagogischer Einfluß überall hinter der bildenden Wirkung unmittelbarer Lebenserfahrung zurücktritt, bezeichnet den Unterschied zu Erziehungsromanen vom Typ des Emile. Die Turmgesellschaft in den Lehrjahren beispielsweise hat keinedirigierende Stellung über dem Lebensgang Wilhelms. Ihre Funktion in den früheren Teilen des Romans ist es, den Zielpunkt der Entwicklung, der noch außerhalb des Horizonts des Helden liegt, anschaulich werden zu lassen.“

149.

À la fin du XIXe siècle, Dilthey sera le premier à reprendre cette conception d’Hegel.

150.

S’il refuse effectivement, au début de la narration, de considérer la jeune fille comme son « épouse », ainsi qu’elle s’amuse sans cesse à se présenter elle-même avec espièglerie, il entre dans son jeu à l’issue de la représentation donnée devant la reine (p. 36).

151.

Le Wilhelm de Goethe, est comme le William de Tieck, passionné de théâtre, en témoigne dès son enfance son amour des marionnettes.