La dynamique axée sur la « formation » du héros principal ne saurait à elle seule justifier le rapprochement avec le « roman de formation ». La recherche germanophone a précisément toujours eu le souci de différencier le « roman d’évolution » (au sens de « Entwicklungsroman ») du premier (au sens de « Bildungsroman »). Si tous deux manifestent, certes, cette tendance à axer la fable sur l’évolution psychologique d’un unique héros, seul le dernier offre véritablement une réflexion sur le phénomène même de la « formation ». 152 Qu’en est-il dans La Fête de Kenelworth ?
Revenons une fois encore au titre de la nouvelle. Il semble en effet, qu’au cours de la lecture de la nouvelle, on puisse donner plusieurs significations à ce titre. Tantôt, cette Fête est synonyme de joie et de soucis envolés, de visions féeriques et d’oubli du quotidien : Thomas, et surtout Johanne, sont les représentants de cette vision « insouciante » et hédoniste des festivités. Tantôt, pour le père du héros, cette Fête n’est synonyme que de « peur », « d’injustice » et de « violence » 153 par les dommages réels qu’entraînent tous ces fastes soudains dans la région. En fait, tout le questionnement initial sur l’opportunité d’envoyer William à cette Fête, outre sa fonction narrative, joue un rôle capital dans le cadre de réflexions sur la « formation » idéale. Le narrateur pose les bases de sa propre conception de la formation en présentant deux points de vue adverses. À la vision paternelle pessimiste du monde perçu tel une « prison », s’assortit une conception « sérieuse », presque puritaine de la formation, caractérisée par la volonté et le renoncement. 154 À la vision insouciante qu’a le plus grand nombre, correspondent au contraire une conception sereine de la formation de l’être humain qui doit savoir apprécier les joies de l’existence qui lui sont offertes, sans se poser plus de questions que nécessaire. Le questionnement sur la formation s’effectue donc, au début du parcours du héros, selon deux axes antagonistes, l’un « plaisant » (au sens de « Scherz »), l’autre « sérieux » (au sens de « Ernst »). Ce faisant, ni l’un ni l’autre n’est épargné par l’esprit critique du narrateur. Dès la première page, le « sérieux » de la vision paternelle est mise sur le compte de son humeur mélancolique (p. 303), et sa tendance compulsive à traiter tout un chacun de « fou » dès lors que l’on contrarie un tant soit peu sa vision des choses lui fait perdre de plus en plus de crédibilité auprès du lecteur. 155 Enfin, comble du ridicule, soulignons qu’il donne une première fois son accord au départ de William sur la foi des rêves de gloire de son fils, alors qu’il venait lui-même de déclarer haut et fort que « tout songe est mensonge » : 156
Il en va de même pour les « insouciants » qui (si gais soient-ils) se révèlent bien superficiels au fil de la narration. En témoignent leurs accès d’hilarité tout aussi compulsifs et leurs réflexions particulièrement triviales lorsque William leur fait part des émotions que font naître en lui les histoires tragiques des poètes.
Leur insouciance révèle à cet endroit une indifférence et une froideur comparables à celles du père du héros, ce dont William est bien conscient : « Tu me grondes presque comme papa, Johanne, parce que tu ne crois en rien. ».
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Ainsi, dans la sphère sérieuse, comme dans la sphère insouciante, l’Art et la Littérature ne sont considérés que comme pur divertissement, acceptés comme source de plaisir pour les uns, rejetés tel une sorte d’opprobre pour l’autre. Que doit être alors la « formation » idéale selon le narrateur, et très vraisemblablement selon Tieck, si ni le « sérieux », ni le « rire » ne sauraient donner la juste mesure de la Vie et de l’Art ? Pourquoi pas l’alliance des deux ? En effet, au terme du voyage de notre héros, la Fête de Kenelworth semble se parer d’un double atour, mariant « sérieux » et « plaisant ». Ces deux termes reflètent en effet l’expérience esthétique de William dans cette Fête. S’il s’agit d’une « mascarade » destinée à « plaire » à la reine, selon les propres mots de Gascoigne
(p. 28), elle n’en est pas moins rigoureusement répétée (pp. 29-31). De la même façon, son auteur, comme le contenu de l’œuvre, ou encore son public, manifeste cette dualité du « sérieux » et du « plaisant ». Gascoigne déclare ainsi maîtriser autant l’art solennel de la guerre que celui plus souriant de la poésie.
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Le contenu de sa création marie cœur et raison, « poésie » et « pensée » (p. 32), et enfin la réception de son œuvre nécessite « poésie » et « gravité » (p. 34).
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La vérité du monde, celle de la formation idéale semblent bien se jouer ici. Et c’est bien ce que conclut le père du héros à son retour :
Au bout du compte, le sérieux et la poésie ne sauraient s’exclure l’un l’autre sans perdre de leur pertinence. Le « plaisant » sans le «sérieux » n’est rien, le « sérieux » sans le « plaisant » pas davantage. Tel est l’enseignement de la Fête de Kenelworth, une leçon chère de tous temps à Tieck qui aspirait à rassembler les contraires et n’a cessé de vanter ce mariage présent dans l’œuvre de Shakespeare dès la première partie de Vie de Poète. Une leçon proche de l’utopie, lorsque le jeune héros devance le poète Gascoigne en reléguant involontairement ce dernier au rôle de l’écho. 163 Ainsi, le texte correspond bien aux deux aspects essentiels du « roman de formation » : Wilhelm est bien le héros d’un récit proche du « roman de formation » et il est aussi William, objet d’une réflexion sur la formation idéale. Enfin, notons que l’extrême concision de ce récit, plus proche de la quintessence du roman de formation que du roman de formation proprement dit, peut être interprétée comme une distanciation ludique du narrateur et de l’auteur envers l’architexte en question.
L’étude d’Ernst Leopold Stahl sur les rapports entre « l’idée de formation » et la « naissance du roman de formation » (1934) constitue une aide précieuse.
pp. 6-7 : „’ Bitterkeit, Trübsinn, Haß und Ekel würde mir alle diese Leichfertigkeit erregen, wenn ich gezwungen würde, auf irgendeine Weise teil daran zu nehmen. Und die arme Landschaft, die gehetzt und geängstigt wird, um Lastvieh, Karren und Wagen, Lebensmittel und Getränk herbeizuschaffen! Vieles wird bezahlt und vergütet – aber wie? Und wie vielen Hunderten geschieht von den hoffärtigen Dienern und Aufsehern Gewalt und Unrecht!’“. Ces propos clairvoyants donnent au personnage du père une dimension très intéressante. Le narrateur ne le cantonne pas au type parfois caricatural de l’hypochondriaque, il en fait plutôt le porte-parole d’une vision utilitariste du monde, d’une éthique bourgeoise qui se démarque de l’idéologie aristocratique.
p. 7 : „ Das Leben ist ernst und finster. Der Not muß durch Erwerb, dem Laster durch Tugend und Aufopferung [...] entgegengearbeitet werden.“.
À l’adresse de Thomas (p. 4 : « Ein Narr »), des « pélerins » de Kenelworth en général (p. 5 : « solche Torenwanderungen), du monde en général (p. 8 : « O Wahnsinn, Wahnsinn der Welt ! »), de Gascoigne
(p. 12 : « von dem verruchten leichtsinnigen Soldaten und Narren... »).
p. 11 : „’Träume, Schäume’“.
p. 19 : „ ‚Du schiltst mich fast, wie der Vater, aus, Johanne, weil du keinen Glauben hast.’ “.
p. 27: „,Ihr seid doch wohl nimmermehr der berühmte, herrliche tam Marte, quam Mercurio?’“ ; p. 15.
p. 32 : „,…das unsrige aber wird ein dichterisches und gedankenreiches.’ „ ; p. 34 : „ Indessen wurden Ernst und Feierlichkeit der Poesie bald wiederhergestellt.“.
p. 34 : „ …so daß es schien, der rezitierende Dichter sei vielmehr ein Echo vom Widerhall.“. Le don de l’édition de Chaucer est également très caractéristique de Tieck, qui la fait apparaître également à la fin du Superflu de la Vie en guise de résolution heureuse de son récit.