I-1.3. Le roman historique : Vittoria Accorombona

Outre le conte populaire et le roman de formation, genres auxquels Tieck, dès sa jeunesse, manifesta un vif intérêt, le roman historique joue également un rôle important comme architexte dans ses nouvelles de la maturité. On sait que les œuvres de l’anglais Walter Scott, parues à partir de la fin des années 1810, donnèrent à ce genre une ampleur tout à fait considérable : en Allemagne, comme partout en Europe, elles suscitent une véritable mode du roman historique, et il n’est guère étonnant que Tieck, passionné de littérature et d’histoire plus particulièrement, ait succombé à cette mode dans plusieurs nouvelles. 167 Nous souhaitons évoquer ici une nouvelle tout aussi méconnue que les précédentes, et qui n’en constitue pas moins l’une des plus belles œuvres de Tieck. Parue en 1840, elle est l’une de ses toutes dernières œuvres et marque comme l’apothéose de son talent littéraire, à laquelle le public de l’époque, tout comme ses amis proches, avaient été sensibles. 168 Sa traduction rapide en langue italienne (1843), puis anglaise (1845), témoigne de son retentissement à l’extérieur des frontières du monde germanophone. 169

Évoquons sommairement son argument avant d’établir des rapprochements avec l’architexte du roman historique. Composée en cinq livres, l’œuvre décrit le destin de l’héroïne éponyme, Vittoria Accorombona, fille d’une riche famille italienne à la fin de la Renaissance. Vittoria est dotée de nombreuses qualités : à son extraordinaire beauté s’ajoute une noble fierté, à son goût de la lecture un sens profond de la poésie. Lorsque sa famille quitte la paisible Tivoli pour gagner l’intrigante Rome, Vittoria doit faire face aux avances d’hommes influents, notamment celles du puissant cardinal Farnese et du brutal Orsini. En repoussant ce dernier, elle s’en fait un ennemi juré. Elle est néanmoins contrainte au mariage avec Peretti, neveu du cardinal Montalto, afin que ce dernier intercède en faveur de l’un de ses frères emprisonné. Très vite, cette union avec un époux infidèle n’a pour elle pas plus de valeur qu’un mariage de convenance, et elle retourne à ses premiers amours, la poésie, les entretiens passionnés sur l’art au sein d’un cercle d’amis choisis. C’est dans ce cercle qu’elle rencontre l’homme à qui elle vouera une passion sans bornes, le comte Bracciano, homme brillant qui s’éprend de la jeune femme. L’épouse infidèle de Bracciano trépasse dans des circonstances mystérieuses. Des rumeurs rendent responsable Vittoria. Peu de temps après, c’est l’époux de Vittoria qui périt à son tour dans un guet-apens. Vittoria est accusée. Le cardinal Farnese est contraint d’intervenir en sa faveur au procès, afin d’éviter d’éventuelles révélations de la jeune femme. À la mort du Pape, bientôt remplacé par Montalto, Bracciano et Vittoria s’unissent et quittent Rome. Les amants coulent des jours heureux au bord du lac de Garde. Mais leur bonheur est de courte durée. Bracciano meurt empoisonné, Vittoria est désespérée et inconsolable. Elle se retire à Padoue. Mais le vil Orsini, qui lui avait promis vengeance, engage des mercenaires pour la tuer. Vittoria meurt, ainsi que l’un de ses frères. Promu Pape, Montalto punit de mort Orsini et sa soldatesque.

Une remarque s’impose avant que nous ne mettions en lumière l’affinité de cette nouvelle avec le roman historique. En effet, il faut noter que Vittoria Accorombona n’a pas paru dans les Schriften que nous exploitons tout au long de notre travail. Toutefois, nous sommes convaincue qu’il n’y a pas lieu de la dissocier de l’ensemble des nouvelles de maturité, ainsi que nous allons le montrer dans les lignes qui suivent. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi de l’intégrer à nos propos. Soulignons que cette continuité entre Vittoria Accorombona et les autres nouvelles était tout à fait évidente pour son auteur également. Ce sont, en fait, ses éditeurs qui ont préféré la publier à part, ce dont Tieck s’étonne dans les lettres qu’il leur adresse à ce sujet :

Et notons qu’il évoque cette œuvre par l’expression de « nouvelle italienne » dans sa correspondance. 171

Revenons à cette affinité avec le roman historique et soulignons tout de suite que les rares articles critiques consacrés à Vittoria Accorombona l’évoquent justement uniquement dans une perspective historique. Ainsi Wolfgang Taraba (1963) souligne le contexte historique de ce « roman » (pp. 332-336), Hermann J. Sottong (1992) va plus loin en l’intégrant à son corpus de récits historiques (p. 325), Martina Lauster (1994) l’étudie dans le cadre des « dimensions cosmopolitiques de la littérature du Vormärz », et enfin, l’une des thèses les plus récentes sur les nouvelles de Tieck, celle de Christine Harte (1997), analyse Vittoria Accorombona comme un roman historique. 172

Sur quels éléments pouvons-nous fonder cette interprétation assez consensuelle ? De quelle façon pouvons-nous rapprocher Vittoria Accorombona de l’architexte du roman historique ? Nous souhaitons suivre dans cette sous-partie les remarques générales d’Hugo Aust, puis celles d’Hermann Sottong sur le roman historique.

Notes
167.

Les ouvrages récents d’Hugo Aust (1994) et surtout celui d’Hermann J. Sottong (1992) constituent de précieuses lectures. Quelques thèses plus anciennes sur le roman historique et l’influence de Scott en Allemagne sont également utiles, celles de Michael Meyer (1973) et de Rainer Schürer (1969) entre autres.

168.

La première édition de juillet 1840 fut vite épuisée, de sorte que dès l’automne, l’éditeur songea à une seconde qui vit le jour au début de l’année 1841 (consulter à ce sujet les pages 1241 et suivantes de l’édition Bibliothek deutscher Klassiker). Il faut noter également que le roman fit scandale : beaucoup virent en lui une peinture tout à fait immorale des mœurs de la femme et en firent le reproche à Tieck, ce dont il se défendit (op. cit., p. 1257).

169.

Il est regrettable qu’elle n’ait pas été traduite en français. À noter que Stendhal a narré l’histoire de Vittoria Accoramboni dans ses Récits italiens, auxquels il se consacre à la même époque, à partir de 1837 (Vittoria Accoramboni paraît en 1837 dans la Revue des Deux Mondes). Ce récit n’a de loin pas la qualité de celui de Tieck. Ainsi Jean Mourot note à son sujet : « Le style est effectivement lourd et embarrassé dans Vittoria Accoramboni, qui se dégage peu du pastiche de l’italien… » (1987, p. 169).

171.

Uwe Schweikert, 1971, 2ème vol., p. 50 : „...die Ital. Novelle“.

172.

De la même façon, Marcel Brion (1962) évoque, dans son chapitre consacré à Tieck, « les romans historiques, Aufruhr in den Cevennen, Vittoria Accorombona » (vol. 1, p. 277).