Histoire et fiction

Aust propose la définition suivante :

Sous le terme d’« ahistorique », Aust entend ce qui peut relier deux époques distinctes, à savoir celle de la fiction (ici, la Renaissance sur son déclin) et celle du lecteur (ici, la première moitié finissante du XIXe siècle). Cela correspond, en fait, à la troisième condition posée par Sottong qui autorise un rapprochement avec l’architexte du roman historique : le texte soumet au lecteur, d’une façon explicite ou implicite, une théorie, une vision de l’Histoire (p. 18). 174

Pour l’instant, nous souhaitons nous contenter de montrer à quel point « sphères publique et privé », histoire et fiction sont liées dans Vittoria Accorombona. Nous laissons temporairement de côté la perspective qualifiée d’ « ahistorique » par Aust.

Ainsi que Tieck le souligne lui-même dans sa préface (pp. 529-530), il a entrepris de longues recherches historiques avant d’entreprendre la rédaction de cette œuvre. 175 En témoigne sa peinture très pertinente de la société italienne à la fin de la Renaissance : les hautes sphères du pouvoir n’aspirent qu’à instaurer une tyrannie, qu’elle soit séculière (princes) ou religieuse (cardinaux et papauté), la noblesse n’hésite pas à se salir les mains pour servir ses propres intérêts, les bandes de mercenaires menacent l’ordre public, et la justice, tout à la fois juge et bourreau, se montre clémente lorsque des révélations menacent de lui porter préjudice. Bref, l’arbitraire prévaut en vertu de cet éclatement du pouvoir qui reflète la phase décadente de la Renaissance italienne, la fin du XVIe siècle. 176 Mais cette peinture historique ne se réduit pas à une analyse objective de cette époque. Bien au contraire, à l’histoire des historiens se mêle la fiction de l’écrivain. Peintures publique et privée se complètent mutuellement, se nourrissent l’une l’autre. À chaque phénomène historique correspond ainsi un ou plusieurs protagonistes avec leurs « pulsions passionnelles ». Au danger d’une Église despotique font pendant les avances du cardinal Farnese auprès de Vittoria, des avances plus proches du chantage que de l’amour d’autrui. L’étonnante métamorphose de Montalto, l’oncle de Peretti, va dans le même sens : il apparaît tout au long de l’œuvre comme un vieillard pieux, quoique sans envergure, mais, dès son investiture de la papauté, il se révèle être un « prince puissant, fort et autoritaire de l’Eglise ». 177 À la menace d’une noblesse criminelle répond l’exemple de Luigi Orsini : il incarne le « sur-homme » déclinant de la Renaissance agonisante. En effet, cette phrase-clef qu’il lance en guise de menace à Vittoria, ce « je me suffis à moi-même », résume bien tout l’espoir de liberté contenu dans la Renaissance, et simultanément toute l’horreur de l’anarchie s’emparant de cette société. 178 Son recours à des mercenaires particulièrement sanguinaires est parlant. La sècheresse de cœur, l’inhumanité et la cruauté de ces hommes sont évidentes dans la scène d’assassinat de l’héroïne :

Reflétant des phénomènes historiques dans la fiction, de tels exemples pourraient être multipliés à l’infini. Citons pour conclure le personnage de Bracciano, qui, en dépit du rôle de héros qu’il occupe aux côtés de sa bien-aimée Vittoria, n’est pas exempt de tout soupçon dans la mort de sa première épouse qui périt étranglée. Il montre ainsi l’ambivalence de la noblesse italienne à la fin du XVIe siècle. En fait, l’histoire n’a pas seulement le rôle d’une « toile » de fond dans cette œuvre, elle est également une « peinture de l’âme » des protagonistes, ces personnages qui simultanément mettent en marche l’histoire. 180 Et cette imbrication des destins historique et fictif s’illustre parfaitement dans la disparition de la famille Accoromboni qui accompagne celle de la Renaissance italienne :

Notes
174.

Les deux premières conditions recoupent en grande partie ce que nous avons énoncé précédemment à l’appui de Aust : le roman historique présente des événements situés dans un passé révolu et jugés comme tels par le lecteur (Hermann Sottong, 1992, p. 15), ensuite, le texte doit actualiser au moins un élément historique étranger à l’époque contemporaine du lecteur (pp. 16-17, ce second point constitue une sorte de complément au premier).

175.

Les études historiques auxquelles se livre Tieck pour la composition de cette œuvre, ont duré près de quatre ans (de 1836 à 1840 : cf. Marianne Thalmann, 1960, p. 146).

176.

Wolfgang F. Taraba, 1963, p. 335.

177.

p. 813 : „einen rüstigen, starken, gebietenden Kirchenfürsten“.

178.

„Ich bin mir selbst genug“. Se reporter à la page 335 de l’article de Wolfgang Taraba (1963).

180.

p. 530 : „Ein Gemälde der Zeit, des Verfalls der Italiänischen Staaten sollte das Seelen-Gemälde als Schattenseite erhellen, und in das wahre Licht erheben.“.