Rapprochements avec d’autres nouvelles

Plusieurs autres nouvelles se prêtent à un rapprochement avec le « roman historique ». Christine Harte (1997) en dénombre neuf. Ce chiffre témoigne assurément du phénomène d’affinité générique entre nouvelle et « roman historique » chez Tieck, mais il faut avouer qu’il semble un peu exagéré : ainsi la pertinence d’un rapprochement entre Le quinze novembre et ce genre apparaît bien mince. 187 De la même façon, l’évocation de La Fête de Kenelworth, suivie de celle de Vie de Poète (I et II), nous semble moins fructueuse dans cette optique que celle d’un rapprochement avec le roman de formation : ces dernières nouvelles frappent, en effet, plus par leur vision de l’Art que de l’Histoire, ainsi que nous l’avons démontré plus haut. 188

Évoquons, avant d’aller plus avant, les arguments respectifs de deux nouvelles qui se prêtent particulièrement bien à un rapprochement avec le roman historique : Le Soulèvement des Cévennes (1826) et Le Retour de l’Empereur grec (1831). 189

Le Soulèvement des Cévennes : Ainsi que le suggère le titre, la nouvelle dépeint les conflits sanglants opposant catholiques et huguenots français au début du XVIIIe siècle, et notamment le soulèvement camisard qui fut réprimé en 1709. Au début du récit, le héros, Edmund de Beauvais, fils d’un conseiller tolérant, soutient avec fanatisme les Catholiques. Épris de Christina de Castelnau, il voit néanmoins avec peine le maréchal de Montrevel, responsable de violentes répressions parmi les camisards, faire la cour à sa bien-aimée. Villa, médecin et ami de son père, emmène le jeune héros à l’une des assemblées secrètes de camisards : sensible à leur pauvreté, à leur piété et à leur abnégation, Edmund change de camp. Certes, il n’est pas non plus aveugle aux cruautés qu’infligent en retour les camisards aux Catholiques. La suite de ce long récit resté inachevé dépeint les tentatives d’Edmund pour sauver des vies dans les deux camps religieux.

Le Retour de l’Empereur grec : L’action se joue en Flandres au début du XIIIe siècle et dépeint les conflits d’illustres maisons nobles se disputant la couronne. Le précédent roi Balduin, comte de Flandres, ancien empereur de Constantinople, a péri de nombreuses années auparavant, ne laissant qu’une fille, Johanna, bien trop jeune alors pour gouverner. Johanna étant désormais en âge de monter sur le trône, les prétendants se disputent sa main, et surtout sa couronne. Les comtes Hugo et Conrad, par le mariage de leurs fils respectifs avec la jolie Johanna, espèrent asseoir leur pouvoir. Simultanément, la rumeur grandit selon laquelle le roi Balduin ne serait finalement pas mort. Il est reconnu sour les traits d’un ermite du nom de Bernhard Klais : lasse des querelles intestines des nobles, la population accueille cette nouvelle avec joie. Johanna ne sait que penser. Le jeune Ferdinand, d’origine obscure, mais élevé à la Cour de Flandres à ses côtés, est le seul à qui elle accorde sa confiance et son amour. Désespérée, prise en otage par les parties adverses de son royaume, elle demande à Ferdinand de quérir le roi de France afin que celui-ci se fasse le juge équitable de l’affaire. Le roi de France met alors à jour la forfanterie de l’ermite, fomentée par le comte Conrad, et révèle simultanément que Ferdinand est de noble ascendance. Heureux, Johanna et Ferdinand s’épousent. Hugo et Conrad se soumettent au nouveau couple royal.

À travers la présentation de ces deux arguments, on devine l’imbrication étroite des histoires publiques et privées, ainsi qu’il est d’usage, comme nous l’avons vu, dans le « roman historique ». Notons brièvement qu’Hermann Sottong (1992) compte Le Soulèvement des Cévennes dans son corpus de « récits historiques » de la première moitié du XIXe siècle : il y souligne justement l’importance de la relation entre éléments historiques et fictifs (p. 141). 190 Ainsi, le vieux conseiller de Beauvais s’est retiré des affaires du royaume et a gagné la quiétude de la campagne pour ne plus être l’instrument impitoyable de la justice des grands du royaume : sa destinée privée résulte de sa participation passée à la sphère publique. De la même façon, Edmund prend part aux guérillas qui secouent le royaume : le destin de l’individu, celui de ce jeune homme épris de la belle et douce Johanna, se joue dans le cadre plus général d’un destin public. 191 Des remarques analogues sur Le Retour de l’Empereur grec pourraient être faites. Notons, pour faire bref, que, dans une nouvelle comme dans l’autre, le lecteur assiste en fait au déroulement d’une crise historique majeure, et que ce simple fait induit précisément les deux caractéristiques nécessaires au roman historique, à savoir l’imbrication des héros fictifs dans l’Histoire, et une vision particulière de l’Histoire.

La vision de l’Histoire que véhiculent ces deux nouvelles a un point commun fondamental avec celle observée dans Vittoria Accorombona  : à travers les conflits sanglants que se livrent les hommes, et surtout à travers l’idéal de tempérance que symbolisent généralement les héros, les textes constituent un véritable appel à la tolérance et à l’humanité. 192

Dans le cas du Soulèvement des Cévennes, il est difficile, vu l’état d’inachèvement de ce récit, de mettre en lumière la part de distanciation ludique éventuelle de l’auteur à l’égard de l’architexte du roman historique. Dans celui du Retour de l’Empereur grec, une telle distanciation semble de mise, en vertu de sa proximité générique avec un autre architexte habituellement très éloigné du roman historique, nous voulons parler de son affinité avec le conte populaire. À ce sujet, on voudra bien se reporter aux annexes de ce travail qui livrent d’assez nombreux détails en la matière (dynamique narrative, notion de « merveilleux », et peinture des héros). Ce mariage générique du roman historique et du conte rend le lecteur sensible aux clins d’œil du narrateur qui soulignent, de la sorte, la dimension fictive de son récit historique : or ceci est fondamentalement à l’opposé d’une convention du roman historique, selon laquelle ce type de roman doit être le miroir fidèle et authentique de la réalité historique. 193 Une nouvelle fois, Tieck s’amuse avec un genre théorique.

Notes
187.

Christine Harte reconnaît implicitement que les « faits historiques » occupent une part assez mince dans cette nouvelle (p. 286) en les réduisant à deux lignes de commentaire, id est aux inondations avérées à Amsterdam à la fin du XVIIIe siècle !

188.

Inversement, si l’on suit la démarche de Christine Harte, on peut s’étonner de l’absence ici de la nouvelle Mort du Poète qui décrit le destin de l’illustre poète portugais Camoens.

189.

Nous aurions pu aussi présenter Le Sabbat des sorcières (1832). Nous y renonçons dans cette sous-partie car nous évoquerons amplement cette nouvelle dans des pages ultérieures, dans le cadre du « Schicksalsdrama », puis dans celui des liens à la tradition nouvellistique issue de Boccace. À noter que l’affiliation du Sabbat des sorcières au roman historique est décrite dans l’ouvrage collectif de Jean-Louis Bandet (2000).

190.

De même Roger Paulin remarque (1987, p. 89) : „Die unvollendete Grossnovelle ‘Der Aufruhr in den Cevennen’ ist eine der ersten bedeutenden Nachahmungen der Romane Walter Scotts. “.

191.

Hermann Sottong, 1992, p. 35.

192.

Hermann Sottong (1992, pp. 46-47) souligne la tripartition de l’espace dans Le Soulèvement des Cévennes, qui relie, d’une part, ville et montagne, deux pôles extrêmes, aux notions de déraison et de folie sanguinaire, et d’autre part, la campagne, lieu intermédiaire, à celle de la raison. Notons qu’une tripartition analogue est d’ailleurs présente dans Le Sabbat des sorcières : la ville (l’Église, la haute noblesse, le pouvoir judiciaire) associée à la foule, comme la forêt (Robert) ou la périphérie de la ville (Gertrud) associées a contrario à l’isolement ou l’exclusion, sont la scène de la violence et de la folie, seul le « jardin » de Catharina, situé aux portes de la ville, offre l’exemple d’une petite société modérée et douée de raison.

193.

Ingrid Österle (1983) fait des remarques assez proches dans son étude sur la nouvelle Le Superflu de la viequi constate la coprésence d’un architexte discursif, le cas judiciaire, genre plus proche de l’histoire que de la fiction, et d’autres architextes littéraires, le conte, l’idylle et la comédie, qui font, eux, basculer l’histoire dans la fiction.