Outre l’aisance avec laquelle Tieck s’inspire d’une façon créatrice de dynamiques et motifs propres à d’autres sous-genres narratifs, nous observons une facilité aussi manifeste à recourir au genre dramatique tout au long du processus de création de ses nouvelles. Nous passons à cet égard à une forme de jeu plus novatrice encore puisqu’elle fait dès lors fi de la distinction classique opérée entre le genre narratif et le genre dramatique, une séparation théorique qui, jusqu’au XVIIIe siècle, faisait généralement le consensus. 197
Ce n’est pas le fruit du hasard : l’intérêt grandissant que portent au théâtre nombre d’écrivains germanophones à la fin du XVIIIe siècle pouvait difficilement passer inaperçu dans leurs œuvres, fussent-elles narratives. 198 Or, Tieck est non seulement l’un de ces auteurs fascinés dès leur prime jeunesse par les œuvres dramatiques du mouvement théâtromaniaque « Sturm und Drang », mais aussi une personnalité dotée d’un talent de comédien reconnu, et de plus, il fut un écrivain dramatique essentiel du romantisme. 199 Enfin, sa passion pour l’art dramatique ne l’a de toute évidence pas quitté à Dresde, où avec beaucoup d’enthousiasme, et non pas moins de difficultés, il assume les fonctions de dramaturge au théâtre de la Cour à partir de 1825. Cet engagement constant dans l’art dramatique ne saurait avoir été sans influence sur l’ensemble de son œuvre, et donc précisément sur les nouvelles de maturité. Dès 1884, un critique fait la même remarque :
En quoi consiste ce rapport mutuel ? Dans cette sous-partie, nous ne souhaitons pas évoquer le thème du théâtre dans les nouvelles de Tieck, mais plutôt l’influence que cet engouement a pu avoir sur la forme narrative. Il faut entendre ici forme au sens large, comme appréhension et représentation particulière de l’espace, du temps et des personnages. Concernant les personnages tout d’abord, toutes les études menées sur les nouvelles de Tieck témoignent de leur oralité prépondérante. 201 Passant en revue une dizaine de nouvelles, Christine Harte (1997) aboutit aux chiffres suivants : pour Pietro von Abano (1825), plus de la moitié relève du discours direct, du dialogue (p. 84), pour Le Soulèvement des Cévennes (1826), 76,6% (p. 233), pour Vie de Poète I (1826), 76% (p. 117), pour Le 15 Novembre (1827), 57% (p. 297), pour Vie de Poète II (1831), 79,5% (p.149), pour Le Sabbat des Sorcières (1832), 75% (p. 246), pour Le Retour de l’Empereur grec (1831), 68% (p. 175), pour La Cloche d’Aragon (1839), 58% (p. 279), et pour Vittoria Accorombona (1840), 63% (p. 200). Ces œuvres rédigées au fil des deux décennies passées à Dresde sont significatives de l’ensemble des nouvelles : on pourrait donner des chiffres sensiblement identiques pour toutes les autres. Une nouvelle pousse à l’extrême cette tendance à l’oralité : il s’agit de L’Homme-Poisson (1835), dont nous livrons ci-dessous un passage tout à fait significatif puisqu’il se présente comme un dialogue théâtral.
Et notons que si la narration pure se fait bien rare, elle est presque reléguée au rôle de didascalies, indications scéniques dont le rôle premier est de signaler l’apparition et la disparition des personnages locuteurs, le second de brosser brièvement leur portrait et leur attitude, de donner le ton de leur réplique. Il en va ainsi dans ce passage extrait de cet même nouvelle et situé quelques pages plus loin :
À cet instant, la porte tourna sur ses gonds et s’ouvrit sur un jeune homme bien fait, âgé d’une trentaine d’années, dont le visage trahissait l’humeur riante et bienvaillante, des traits qui inspiraient confiance au premier regard. Il salua d’un air aimable et dit ensuite : je vois bien que l’on ne me reçoit pas… 203
Dans cette nouvelle, la réduction du récit au rôle de didascalies saute aux yeux, mais nous pouvons raisonnablement envisager d’étendre ce parallèle aux autres nouvelles, comme le suggère Marianne Thalmann :
De fait, dans la majeure partie des nouvelles, le narrateur ne se consacre ni à de vastes descriptions du cadre de l’action, ni à l’évocation minutieuse de l’intériorité de ses personnages. 205 Le narrateur s’emploie surtout à faire parler ces derniers, en témoigne une variété impressionnante de verbes d’énonciation, plus d’une cinquantaine par exemple dans la seule nouvelle Joies et Souffrances musicales (1824), ce texte dont nous avons par ailleurs souligné l’affinité avec le conte populaire dans les annexes de notre travail. Notons tout de suite, cependant, que la présence de deux architextes, à savoir narratif d’une part, et dramatique d’autre part, ne remet pas en question notre hypothèse de travail. Bien au contraire, c’est pour nous le signe manifeste de la richesse générique de la nouvelle de Tieck, une manifestation de son goût indubitable à jouer avec les genres. En effet, nous souhaitons plaider, à travers notre travail, pour une lecture riche, c’est-à-dire ouverte et hybride de ces nouvelles. Cette lecture nous semble, en effet, la plus à même de rendre véritablement justice à ces œuvres, tant à « [leurs] qualités » qu’à « [leurs] faiblesses ».
Revenons dans l’immédiat au rôle de la narration pure dans les nouvelles de Tieck dans une perspective dramatique : au bout du compte, non seulement la part de la narration proprement dite est réduite sur le plan quantitatif, mais elle l’est aussi sur le plan qualitatif puisqu’elle obéit au parti pris de l’oralité. Soit locuteurs, soit interlocuteurs, soit objets de discussion, les personnages existent avant tout par et dans le langage, à l’instar de personnages de la scène dramatique.
Au niveau spatio-temporel également, l’analogie de ces nouvelles avec le genre dramatique est assez frappante : le cadre évoque beaucoup les décors de théâtre. En effet, deux aspects fondamentaux sont absents des lieux exposés dans les nouvelles de Tieck, la profondeur et la mobilité. En d’autres termes, tout espace n’est présent que sous la forme de deux dimensions (la largeur et la hauteur), à l’instar des toiles des décors classiques. Et si l’on peut en changer à l’issue d’une séquence, on ne peut le mouvoir pour accompagner à l’infini les mouvements des personnages : il est fixe et délimité. Toujours dans Joies et Souffrances musicales pour garder cet exemple, les scènes à la fenêtre résument bien l’appréhension scénique de l’espace dont nous
parlons : le lecteur visualise les personnages se tenant au pied de la façade et tend l’oreille avec eux lorsqu’un tiers dévale l’escalier intérieur, le lecteur n’a pas accès directement à l’au-delà de cette façade.
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Avec humour, l’adjectif « théâtral » lève d’ailleurs toute ambiguïté sur cette façon spécifiquement dramatique de présenter les séquences narratives. Autre exemple avec Le Château du Klausenbourg (1837), dont le nom est déjà tout un programme d’univers clos : 207 les deux premières scènes (pp. 75-158) se déroulent à la nuit tombée, puis le lendemain, dans un lieu hermétique, un salon. Elles sont ponctuées par l’arrivée de différents personnages et ne donnent l’illusion d’un monde plus étendu qu’à travers les récits des personnages. Les troisième et quatrième scènes se jouent le même soir dans une maison forestière au pied du château du Klausenbourg (pp. 158-169), et recourent, comme dans Joies et Souffrances musicales, au monde sonore pour donner de la profondeur à l’espace. 208 L’espace a ainsi les mêmes propriétés que la scène de théâtre qui présente nécessairement un espace clos. De plus, nous observons généralement une succession chronologique des séquences et une faible dichotomie entre temps réel et fictif, deux caractéristiques supplémentaires de l’action dans le genre dramatique. L’action des nouvelles est véritablement rythmée par les allées et venues des personnages ainsi qu’il en va sur la scène : les différentes séquences narratives ressemblent ainsi à des scènes de théâtre.
Pour conclure sur cette spécificité dramatique des nouvelles de Tieck, nous ne saurions évidemment ne pas renvoyer à L’Épouvantail (1835), dont le sous-titre souligne clairement cette affinité générique originale : « nouvelle-conte en trois actes ». Sans nous pencher plus longuement sur cette nouvelle-clef qui nous intéressera particulièrement à la fin de notre travail, notons cependant que nous y trouvons une succession cette fois explicite de scènes dramatiques : « Premier acte – Première scène. Considérations astronomiques… ». 209
Voyons à présent à quel point les deux grands genres de l’art dramatique, à savoir la comédie et la tragédie, sont exploités dans les nouvelles de Tieck.
Dans l’Allemagne du XVIIIe siècle , c’est le nom de Gottsched (1700-1766) qui résume toute cette tendance à redécouvrir et transposer au pied de la lettre la Poétique d’Aristote.
L’importance du thème du théâtre dans les premiers romans de formation en est l’une de ses manifestations évidentes. Les pionniers du genre en témoignent indubitablement : Anton Reiser (1782-86) de Karl Philipp Moritz, Wilhelm Meisters Lehrjahre (1795-96) de Goethe.
Songeons à Der gestiefelte Kater (1797).
Marta Schaum, 1925, p. 65 : „Etwa 4/5 jeder Novelle ist in direkter Rede geschrieben“, Marianne Thalmann, 1960, p. 133 : „Das eigentliche Medium der Tieckschen Novelle ist die direkte Rede“, Jürgen Heinichen, 1963, p. 83 : „Bei Tieck beansprucht (das Gespräch) etwa zwei Drittel des Novellenumfanges und erhält damit schon das Schwergewicht gegenüber der reinen Handlung“, Rolf Schröder, 1970, p. 35 : L’auteur note que Tieck et son époque associent spontanément la conversation, véritable phénomène social contemporain, à la forme littéraire de la nouvelle.
Der Wasser-Mensch, p. 8 : „Indem wurde die Thür hastig aufgemacht, und ein junger wohlgebildeter Mann trat herein, welcher dreißig Jahre alt seyn mochte, und im Angesicht die Zeichen einer frischen Heiterkeit und des menschlichen Wohlwollens trug, die ihm das Vertrauen der Menschen erwarben. Er grüßte freundlich und sagte dann: ich sehe, man empfängt mich nicht...“. Autre exemple avec ces extraits issus de Joies et Souffrances musicales, p. 289 : „erwiderte sie mit angenehmem Ton“, p. 290 : „antwortete die Verlegne empfindlich“, p. 292 : „fuhr der Graf plötzlich auf“, „rief der junge Graf im höchsten Verdruß“...
Marianne Thalmann fait une remarque similaire (Ibid., p. 139) : „Tieck selbst hebt mit gutem Bühneninstinkt nur das hervor, was im Raum als gegenständlicher Mitspieler notwendig ist. [...] meistens ist die Landschaft ein Bühnenraum, über dem der Vorhang aufgegangen ist...“.
p. 208 : „,Es ist unser Enthusiast Kellermann’, erwiderte der Sänger, ,hören Sie, er rasselt schon mit dem Hausschlüssel.’ In diesem Augenblick stürzte der Bewunderer im Schlafrock heraus und umarmte die beiden Künstler mit theatralischer Herzlichkeit...“.
Le terme allemand « Klause » évoque celui de cellule, d’enfermement.
p. 164 : „ Man hörte aus dem innern Zimmer eine Klingel. Mein Vater bedarf meiner Hülfe, sagte das Mädchen...“.
p. 9 : Die Vogelscheuche. Märchen-Novelle in drei Aufzügen, „Erster Aufzug – Erste Szene. Astronomische Beobachtungen...“. Nous nous y consacrons à l’issue de notre travail.