Évoquons tout d’abord l’issue de L’Homme mystérieux, puisque Tieck lui-même nous confie qu’elle tient davantage d’une scène finale de comédie. Effectivement, ni réconciliation, ni mariage ne font défaut. La cascade de mariages est amorcée par le couple Burchheim-Feldheim (scène 13), union propice à celle du héros et de sa bien-aimée Cäcilie von Wertheim puisque ces derniers étaient initialement promis aux premiers. L’avalanche matrimoniale prend toute son ampleur dans les deux dernières pages : l’ami du héros, Karl von Wildhausen, annonce qu’il vient d’épouser la demoiselle de Neuhaus, et en guise d’apothéose, Kronenberg s’unit à Cäcilie (scène quinze). Notons que nous retrouvons précisément ce motif du mariage à l’issue de deux comédies de jeunesse de Tieck. 213 De plus, cette cascade de mariages va de pair avec des scènes de reconnaissance (scène quinze : entre Kronenberg et l’inconnu français, scène redoublée par celle entre un domestique Christoph et ce même inconnu) et de réconciliation (scène quinze : Kronenberg avec son ami Karl von Wildhausen, avec son futur beau-père, le comte Wertheim, et enfin avec son oncle Richard qui lui pardonne ses erreurs passées et apaise ses créanciers) : « Tous se rendirent auprès du vieux comte [Wertheim], et la joie des retrouvailles fut à son comble. ». 214
Même si Tieck présente les « deux premiers tiers » de cette nouvelle comme des passages « narratifs », l’influence de la comédie en a-t-elle pour autant tout à fait disparu ? Il ne semble pas. Notons tout d’abord la présence de noms évocateurs, comme il en va souvent dans la comédie : le héros évolue d’un maison sens dessus dessous (« Wildhausen », littéralement maison sauvage 215 ) à une « nouvelle demeure » (« Neuhaus »), pour finalement trouver l’âme sœur au domaine des « Wertheim » ou « précieux chez-soi ». Les noms mêmes des lieux principaux non seulement dévoilent la personnalité des propriétaires, mais décrivent en fait tout simplement l’évolution typique d’une comédie : le héros quitte une sphère instable pour gagner un monde à l’apparence plus idyllique. De plus, tout au long de l’action, le personnage principal ne cesse de fuir les « grands périls ». Sa progression spatiale, évoquée plus haut dans l’argument, est presque toujours le fruit de sa couardise : son voyage dans les montagnes l’éloigne de deux fiancées devenues gênantes, et surtout d’un ex beau-frère un peu trop vif à vouloir venger l’honneur de sa sœur (scène un), il précipite son départ de Neuhaus à l’issue d’une discussion avec la jeune fille de la maison dont il ressort penaud, 216 et à l’arrivée d’un tiers qui menace de faire tomber les masques (scène sept), 217 et enfin, lorsqu’il tente de fuir du domaine des Wertheim, c’est pour échapper à la vigilance des soldats français, tout comme à sa véritable identité que les journaux ont dépeinte de manière fort peu élogieuse (scène treize, pp. 360-361). Dès qu’un obstacle se présente et menace de ruiner l’image fantaisiste qu’il s’est forgée à force de mensonges, le héros se dérobe et prend ses jambes à son coup. Ce recours systématique à la débandade évoque le comportement automatique d’un type célèbre de la comédie : le Matamore, le faux brave, en d’autres termes, le vantard. 218 Rassemblant « issue heureuse », dynamique fuyant les « grands périls » et héros « risible », cette nouvelle présente ainsi trois aspects incontournables de l’architexte de la comédie. 219
Notons cependant que, comme si souvent chez Tieck, ce rapprochement avec la comédie demeure complexe et ambivalent. En effet, si nous retrouvons bien des traces certaines d’éléments typiques de cet architexte, les nuances n’en sont pas moins présentes. Ainsi, l’issue « heureuse » du destin de Kronenberg est indéniablement ternie par la mort tragique des deux officiers allemands tombés eux aussi aux mains des dragons français (scène quinze). Prêts à donner leur vie pour défendre leurs convictions, ils représentent eux l’opposé du Matamore, ce dont le héros est bien conscient :
Si l’on suit la dichotomie somme toute assez classique de von Matt entre « corps comiques régénératifs » et « corps tragiques non régénératifs », nous quittons ici la sphère de la « farce » dont Kronenberg est le héros, pour verser dans la sphère du tragique. 221 Cette concomitance du tragique sur la scène comique atténue le rire du lecteur. Le « plaisant » se teinte ici de « sérieux ».
Il s’agit de Herr von Fuchs (1793), précédemment évoqué dans notre sous-partie traitant du jeu avec le romand e formation (cf. note 128), qui s’achève sur l’union de Karl et Luise, et de Die Teegesellschaft. Lustspiel in einem Aufzüge (1796) qui se conclut sur celle de Julie et Werner.
p. 381 (fin de la scène 15) : „Sie gingen in Gesellschaft zum alten Grafen, und die Freude der Wiedererkennung war allgemein.“.
Peter von Mattconfirme que cette issue perdure jusqu’au XXe siècle dans les comédies (in : Ralf Simon, 2001, p. 134) : „Was nun die Komödie betrifft, ist das historisch dominante Schlußritual bis ins 20. Jahrhundert hinein der Segen des Vaters über das nach vielen Turbulenzen vereinigte Paar. Vater meint hier den leiblichen Vater oder den König oder beides zugleich oder eine wie auch immer analoge Figur. [...] Beide, das Paar und der Segen, sind symbolische Zeremonien der Weltversöhnung. [...] Alle Komödie läuft auf Rituale der Weltversöhnung hinaus...“. Même s’il reconnaît également que la „réconciliation“ a un sens souvent ambigu (p. 140), question digne d’intérêt, mais que les limites de cette étude ne nous autorisent pas à explorer.
Un domestique Christoph dépeint longuement les lacunes de ses maîtres Wildhausen auprès de leurs valets (scène deux), Kronenberg en fait la cocasse expérience à son arrivée chez eux (début de la scène quatre).
Il se trouve soudain dans la position du dupeur dupé, lorsque celle-ci lui révèle s’être employée à jouer le rôle de l’amoureuse pour se divertir !
Ce tiers révèle l’attitude offensante du héros à l’égard des deux fiancées évoquées précédemment.
Aristophane déjà l’évoque dans sa typologie des caractères propres à la scène comique.
Ulrich Profitlich résume en deux mots ce qui fait le consensus chez la plupart des théoriciens de la comédie : „guter Ausgang“ et „Lächerlichkeit“ (in : Ralf Simon, 2001, p. 13). C’est bien ce côté risible que l’oncle du héros lui demande d’abandonner dans sa lettre: „...zieh doch endlich den Hanswurst aus Deinem verkehrten Gemüte und lasse das verfluchte Lügen“ (p. 377)!
Peter von Matt, 2001, p. 128 : „Prügel für den Prahler, den Feigling, den Lügner oder auch nur den intriganten Diener gehören ursprünglich so selbstverständlich zur Komödie wie der Schwertkampf, der Dolch oder der Giftbecher zum Trauerspiel. Man könnte von da aus eine klare kontrastive Semiotik der zwei Gattungen aufbauen.“; p. 129 : „Der Herzstich ist singulär und trifft den seinem Wesen nach nicht regenerativen tragischen Körper; Prügel sind repetitiv und treffen den seinem Wesen nach regenerativen komischen Körper.“.
Notons que, dans ce passage précisément, Kronenberg se compare, lui, à un personnage de « farce » (au sens de „Possenspiel“, p. 371).