Si L’Homme mystérieux (1822)évoque la scène de la comédie, où rires et sourires dominent, certains accents plus austères le rapproche de la branche sérieuse de la comédie, et plus précisément de la « comédie larmoyante », née des « comédies sentimentales » anglaises et françaises du XVIIIe siècle, et toujours à l’honneur sur les scènes allemandes des années 1820. 222 En effet, le motif du mystère, ou plus grossièrement, du mensonge, ne prête pas seulement à des quiproquos, instruments de divertissement, il peut aussi être source de réactions sentimentales, de larmes versées. 223
Ainsi en est-il de cette scène décisive qui confronte Kronenberg et sa bien-aimée Cäcilie von Wertheim, celle qui fait le jour sur leur amour réciproque. Ce passage se réalise sur un mode particulièrement pathétique sur le plan langagier comme gestuel : expressions hyperboliques, exclamations, supplications répondent aux sanglots de l’un comme de l’autre (scène treize). L’abondance de pleurs et les métaphores auxquelles donne lieu l’évocation du sentiment amoureux invitent à un rapprochement avec ce type particulier de comédie.
Cette pantomime exaltée, doublée du parallèle récurrent entre être aimé et divinité, ne peut pas ne pas évoquer le sous-genre de la « comédie sentimentale » où le « cœur » et la « sensibilité » sont au centre de l’action. Et de fait, cette scène d’amour empreinte de pathos est justement aussi une scène de vertu, une scène de transfiguration morale du héros : attendri par sa bien-aimée, Kronenberg déclare alors, toujours en des termes empreints de cette religiosité piétiste typique du genre, abandonner à jamais « l’esprit malin » qui l’habitait (en termes plus simples, le Matamore et les mensonges) pour rejoindre « l’éternel », « le divin », son vrai soi, son « âme » purifiée par l’amour authentique, en bref, retrouver « l’innocence », « la vérité », « la pureté de l’enfance ». 227 L’alliance de l’émotion et de la vertu dans ce passage de L’Homme mystérieux plaide en faveur de ce nouveau rapprochement générique.
Toutefois, le narrateur ne se prive pas de mêler au « sérieux » de ce passage son contraire, à savoir le « plaisant » : ici aussi, la complexité et la richesse sont de mise. Ainsi, lors de la scène d’amour exaltée de Kronenberg et Cäcilie, la sensibilité du 8lecteur, comme celle de Kronenberg, sont subitement mises à mal par l’attitude très légère de l’héroïne qui, à l’issue de ses lamentations, se met à jouer des « accords tout à fait gais » sur son piano, et se précipite sur un fatras de vieux journaux pour y lire des « choses stupides et insolites ». 228 Drôle de réaction pour une âme « sentimentale » ! De la sorte, au lieu de se laisser porter par l’émotion qu’éveille souvent la vision idyllique de deux cœurs tendrement épris, le lecteur ne peut goûter à cette scène de comédie larmoyante qu’avec une impression de déjà-vu, avec le sentiment d’assister ici à une mise en scène d’un lieu commun de la littérature dramatique au sein même de la nouvelle. En d’autres termes, la parodie n’est pas loin. Et d’ailleurs, est-il vraiment besoin de ce cadre distanciateur pour ne pas sentir, à la seule lecture de ce passage, le caractère outrancier et finalement, plus ridicule que touchant, de cette scène de déclaration d’amour ? Le lecteur s’arrête-t-il vraiment à une interprétation toute naïve et empathique sans percevoir les clins d’œil amusés du narrateur ? C’est peu probable.
Dans le registre comique, nous aurions pu également souligner l’importance du théâtre populaire dans cette nouvelle. Il serait intéressant de prolonger l’analyse avec l’étude d’un personnage annexe, le jeune Wehlen, fieffé menteur et sacré plaisantin, sorte de caricature explicite de Kronenberg, très proche du Hanswurst (scènes six et sept à Neuhaus). Dans un souci de synthèse, il nous faut y renoncer dans le cadre de ce travail. Concernant l’importance de l’« Empfindsamkeit » (ou sentimentalité) dans la première moitié du XIXe siècle, il est utile de consulter les travaux de Friedrich Sengle (1971, 1er vol.,
pp. 238-243) : „Wer der Biedermeierzeit gerecht werden will, muss sich deutlicher als bisher vor Augen halten, dass die Empfindsamkeitstradition in ihr noch recht lebendig ist…“.
Le narrateur use de ces quiproquos avec le personnage de Kronenberg lors de sa dérobade de Neuhaus (un tiers parle de lui en des termes offensants sans savoir qu’il se trouve à ses côtés), et avec celui du valet Christoph jeté au cachot par méprise (scène cinq, son incarcération abusive lui fait s’exclamer
(p. 294) : „... die komplette Konfusion ist schon im Lande; der Dieb lässt den Redlichen einstecken, die verkehrte Welt oder die Revolution ist da!“).
Née dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle en Allemagne, sous la plume de Lessing, son destin fut lié à celui de l’« Empfindsamkeit » dont le mouvement piétiste est, certes parfois un peu vite, présenté comme le pendant religieux. Les termes cités figurent aux pages 357 et 358 de la nouvelle de Tieck et en sont tout à fait représentatifs („den bösen Geist [...] das Ewige [...] das Himmlische [...] Unschuld [...] Wahrheit [...] Reinheit der Kindheit“...).
pp. 359-360 : „ganz heitere Akkorde [...] dummes und sonderbares Zeug“. Face à cet accès de gaieté, Kronenberg, déstabilisé, ne parvient pas à révéler à sa bien-aimée sa véritable identité.