Rapprochements avec d’autres nouvelles 

L’Homme mystérieux n’est pas la seule des nombreuses nouvelles de Tieck à évoquer une comédie, et notamment une comédie sentimentale. Si nous nous penchons sur l’affinité des nouvelles de Tieck avec la comédie, notons que dès 1960, Marianne Thalmann l’a relevée : « La fin de la nouvelle [...] accumule des effets typiques de la comédie : les coups de feu, le vacarme, les corps à corps, les mesures policières, les révélations. ». 229 Et de citer alors Les Peintures (1822) et L’Érudit (1828), deux des nouvelles dont nous avons par ailleurs souligné l’affinité avec le conte populaire, puis Vie de Poète I (1826) et La Foire (1832). De la même façon, Thalmann met également en avant la présence récurrente de personnages de comédie dans les nouvelles de Dresde :

Esquissons l’étude des nouvelles Les Voyageurs (1823), Les Fiançailles (1823), Joies et Souffrances musicales (1824) et Le Soupirant (1839) qui nous semblent aussi très représentatives à cet égard. 231

Les Voyageurs : Par méprise, le jeune héros Wolfsberg est interné dans un établissement psychiatrique, à la place d’un irréductible séducteur du nom de Birken (dans le rôle du bouffon). Il tente vainement de s’en échapper. Et ce n’est que lorsque le directeur de l’établissement, qui a sombré lui–même dans la folie, relâche tous ses patients, que Wolfsberg peut enfin regagner l’air libre. S’enchaînent alors plusieurs scènes de retrouvailles et de réconciliation, toutes aboutissant à des mariages : entre Wolfsberg et Franziska (son oncle et tuteur le concède finalement), entre Birken et… la ronde fille d’un pasteur (punition cocasse d’un coureur de jupons, à laquelle le vieux comte Birken finit par consentir), et deux autres personnages annexes.

Les Fiançailles : La jeune baronne Dorothea doit contre son gré épouser le vieux baron Wallen pour qui elle ne ressent qu’un profond dégoût. Le jour de ses fiançailles, elle rencontre le comte Brandenstein qui éveille en elle a contrario une confiance et un respect immédiats. Désespérée, elle prend la fuite, trouve refuge chez une amie. Le comte lui offre son aide en prétendant agir pour les intérêts d’un riche bienfaiteur désireux de l’épouser. La fin de la nouvelle rassemble scène de reconnaissance (Dorothea reconnaît en la personne du bienfaiteur inconnu son bien-aimé Brandenstein), scène de réconciliation (la famille de Dorothea consent à sa nouvelle union) et trois mariages (dont celui des deux héros).

Quant au personnage du « bouffon », il est assumé par le baron von Wilden (nom révélateur), personnage secondaire, facétieux et bon vivant.

Joies et Souffrances musicales : Un jeune comte se meurt d’amour pour une mystérieuse chanteuse. Toutes ses tentatives pour la retrouver restent vaines. En effet, le père de celle-ci fait tout pour la soustraire aux yeux du monde. Au terme de plusieurs péripéties, la nouvelle s’achève sur plusieurs scènes de reconnaissance (dont celle du comte et de la mystérieuse chanteuse), une scène de retrouvaille (entre la chanteuse et son père, entre-temps égaré.), et le mariage des deux héros.

Le personnage du bouffon est assuré par deux personnages annexes, Kellermann (littéralement « homme des caves » dont le nom et le nez rouge révèlent les sources dionysiaques de son enthousiasme pour la musique) et le musicien italien explicitement associé à « Hanswurst » (p. 338), personnage de la comédie populaire germanophone inspiré de l’arlequin de la commedia dell’arte italienne.

Le Soupirant : Un jeune et riche sot (notre bouffon), le corpulent Wallroß, tombe amoureux d’une dame inconnue. Deux étudiants, Lindhorst et Amsel, s’engagent à lui prêter main forte pour faire la cour à la belle, et ce faisant, le dépouillent joyeusement de sa fortune. Une nuit, Wallroß croit avoir enfin rendez-vous avec sa bien-aimée, mais il ne reçoit que des coups de bâton de deux compères, qui sont finalement mis en fuite par un tiers. Ce tiers, du nom de Wilderer, n’est qu’un autre gredin qui veut avoir sa part du butin et fait ainsi chanter les deux étudiants. Arrivent en ville le conseiller de police et sa famille, ce qui empêche Wilderer de dépouiller davantage Wallross, d’autant que celui-ci reconnaît en l’épouse du conseiller l’inconnue dont il rêve. Les masques tombent : Lindhorst est emprisonné, et bientôt délivré par la belle-sœur du conseiller, Henriette, qui l’épouse. Quant à Amsel, il vient, lui, d’épouser une baronne. Wallroß se console bientôt en épousant la fille du maire, amie d’Henriette.

La présentation sommaire de ces nouvelles n’en laisse pas moins bien deviner la présence d’une dynamique typique de la comédie. Et comme dans le cas de L’Homme mystérieux, l’intégration de l’architexte de la comédie ne se réalise pas sans clins d’œil. Ainsi dans les dernières pages des Voyageurs, un personnage remarque qu’« il en va presque comme dans les comédies ». 232 Et dans Le Soupirant, les références à la scène de théâtre foisonnent, et toujours sur un mode plutôt humoristique : pour ne citer qu’un exemple, l’un des fripons, Amsel, rêve d’écrire des tragédies, et l’une de ses prestations – à dire vrai plutôt médiocre - de comédien lui vaut d’être épousé par une baronne. 233 Le narrateur dévoile ici au lecteur qu’il joue avec la scène dramatique, qu’il met en scène des extraits dramatiques dans sa nouvelle, qu’il s’inspire d’un architexte annexe dans son propre texte. Et notons, par ailleurs que Les Les Fiançailles, Les Voyageurs et Joies et Souffrances musicales sont parues dans le même volume des Schriften, ce qui plaide en faveur d’une affinité générique commune, la comédie en l’occurrence.

Enfin, notons rapidement que Les Fiançailles (1823) et Joies et Souffrances musicales (1824) prêtent plus précisément à un rapprochement avec la comédie larmoyante. Ainsi, certaines scènes de Joies et Souffrances musicales soulignent l’extrême sensibilité et la compassion mutuelle de certains personnages :

Il en va de même avec Les Fiançailles qui, dans la première scène, présente au lecteur une assemblée archétypique de personnages de comédies larmoyantes : « en [ces dames], tout n’est que sainte vérité, innocence et authentique piété ». 235

La présence de larmes masculines renforce notre hypothèse d’un lien avec la comédie sentimentale.

Faut-il également y voir une part de distanciation susceptible d’évoquer non seulement une reprise d’un architexte extérieur, mais bel et bien un jeu ? Il semble que oui. Dans Joies et Souffrances musicales, nous avons évoqué le personnage de Kellermann comme rappelant le type du Hanswurst. Or, ce Hanswurst est un peu particulier : il parodie en effet ni plus ni moins les héros de comédie sentimentale. Le narrateur nous le présente généralement comme « l’enthousiaste ». Or, cet enthousiaste confie rapidement à ses amis que son exaltation sentimentale n’a rien d’inné, mais qu’elle est au contraire « volontairement copiée » sur « une demoiselle [qui], ne pouvant contenir les émotions qui la submergeaient dès qu’elle entendait chanter, avait pour habitude de fondre en larmes ». 237 Les révélations de l’enthousiaste démystifient les manifestations sentimentales :

Cette pantomime grotesque de Kellermann, sorte d’automate de la sensibilité, en fait une véritable caricature de la mode sentimentale. Quant aux Fiançailles, ici aussi, le narrateur nous confronte à des Tartuffes larmoyants lorsqu’il nous présente le cercle « piétiste » (p. 162) de la vieille baronne : si le cercle sentimental presse Dorothea d’épouser le baron von Wallen, ardent membre de cette assemblée, ce n’est pas pour sauver l’âme de la jeune rationaliste ainsi qu’il le prétend, mais pour rembourser les dettes contractées par la mère de la jeune fille auprès du baron. Alors que les larmes ne peuvent être que le signe extérieur de la vertu sur la scène de la comédie larmoyante, elles sont dans la nouvelle le masque des fripons. Certains personnages de la nouvelle ne font qu’interpréter précisément le rôle conventionnel de héros de comédies larmoyantes, ils ne l’incarnent pas. Nous observons ici une distance ludique de la nouvelle par rapport à l’architexte de la comédie larmoyante.

De ces considérations il ressort que plusieurs nouvelles de Tieck jouent avec l’architexte de la comédie, et particulièrement avec le sous-genre de la comédie sentimentale. Notons que la reprise parodique d’éléments issus des comédies sentimentales n’est pas nouveau chez Tieck : ainsi, dès 1796, dans un récit intitulé Ulrich le sentimental, le narrateur se moque de son héros éponyme, comme de son mentor Seidemann. 239 Leurs longues déclarations d’amour, nourries de théâtre sentimental, ne cessent d’être tournées en ridicule : ainsi Seidemann, fondateur d’un théâtre d’amateurs dans une petite ville et fervent adepte de la mode sentimentale, doit concilier jurons de cocher et langage amoureux dans un passage tout à fait emblématique du rapport très critique du narrateur aux œuvres de Kotzebue. 240 Cette absence d’empathie du narrateur reflète celle de Tieck en la matière, qui s’est toujours moqué de cette vague sentimentale. Notons que ce goût du public pour le style larmoyant est encore particulièrement sensible dans les années 1830, dans les pièces de Karl von Holtei par exemple qui doit beaucoup aux comédies familiales d’Iffland du début du siècle. 241 Dans une nouvelle de Tieck datant de 1834, L’Homme-Poisson, on retrouve d’ailleurs cette même polémique, incarnée par deux personnages, la mère de Lucilie, naïve adoratrice d’Iffland, et un vieux professeur qui plaide pour l’alliance de la « parodie » et de la « [beauté] » et s’insurge contre « le triomphe » unilatéral « de la sentimentalité » au théâtre. 242

Assurément, les nouvelles de Tieck témoignent d’un jeu avec le genre comique, et notamment la comédie sentimentale. Mais si l’auteur explore la veine comique de la scène dramatique dans ses nouvelles, a-t-il pour autant tourné le dos au théâtre tragique ?

Notes
229.

Marianne Thalmann, 1960, p. 127 : „Der Schluß der Erzählung hat meist ein rasches Tempo, verdickt sich in den frühen Novellen zu Komödieneffekten, zu Feuer, Lärm, Prügeleien, Polizeimaßnahmen, Entdeckungen, in denen das Dramatische des Einsatzes in ein letztes Feuerwerk ausbricht.“.

231.

Voici les titres allemands correspondants : Die Reisenden, Die Verlobung, Musikalische Leiden und Freuden, Liebeswerben. Toutes ces nouvelles figurent également en annexe dans le cadre du rapprochement au conte populaire.

232.

p. 272 : „‘Es geht fast zu wie im Lustspiel’“.

233.

p. 458 : „Die Posse war zu Ende gespielt, und Amsel war froh, so ungeschickt er sich auch als Komödiant betragen hatte [...]. Die Baronin war in Freude und Entzücken, einen Geliebten und Gemahl zu besitzen, der ein wahrer, ächter Besessener sei.“.

235.

pp. 104-105 : „ … bei ihnen [ist] alles heilige Wahrheit, Unschuld und echte Frömmigkeit“.

237.

p. 295 : „,Nun gefiel mir dazumal auf mehr als gewöhnliche Weise ein gewisses Frauenzimmer: diese pflegte, so wie gesungen wurde, vor übermäßiger Empfindung herzlich zu weinen. Dieser nun war ich mit meinem kalten Herzen gradezu ein Abscheu. […] Da, Freunde ! fasste ich nun den großen Entschluß, umzusatteln, und von der Musik gehörig begeistert zu werden.’“.

239.

Ulrich, der Empfindsame. Erzählung.

240.

p. 164 : „... seine pathetische Erklärung ward unaufhörlich von Interjectionen unterbrochen, die die Fuhrleute erfunden haben, um sich den Pferden verständlich zu machen. Wie? rief er; himmlisches Wesen meiner einzigen ewigen Liebe – halloh! hottoh! – Wollen Sie nicht glauben? – Ich schwöre Ihnen beim Firmament und allen – will der Racker wohl im Wege bleiben! – und allen seinen Gestirnen, daß – ich werde Dir auf den Grind kommen, Spiztbube! – daß mein inbrünstiges Herz nur dies Eine Gefühl – der Satan stellt dich lahm, das infame Vieh! Weg da vom Graben! - ...“. Kotzebue est mentionné à la page 137.

241.

Rudolf Köpke rapporte que Tieck avait des rapports plutôt hostiles avec Kotzebue et Iffland au début du siècle (pp. 280–284), tandis que Friedrich Sengle confirme à quel point la vague sentimentale a perduré sur les scènes de théâtre des années 1830 (1855, 1er vol., p. 242).

242.

pp. 12-13 : „Göthe schrieb schon früh eine wahrhaft poetische Proserpina in dieser Manier, die er scherzend seinem Triumph der Empfindsamkeit einverleibte. In einer spätern Zeit scheint er diese kecke Verbindung der höhnenden Parodie und des schönen Monologes wieder zu tadeln, aber nach meinem Gefühl mit Unrecht: denn für sich kann solche lyrische Deklamation kein Ganzes bilden...“.